Quand les pédagogues n’apprennent plus : mon expérience avec Baillargeon, Bissonnette, Boyer et cie



Une grande partie de la recherche en éducation se demande quelles méthodes pédagogiques les enseignants peuvent employer pour favoriser l’apprentissage. Plus récemment, un autre volet, d’ordre plus psychologique que didactique, se demande plutôt quels sont les états d’esprit des apprenants qui sont les plus à même d’y contribuer. La théorie dans ce domaine oppose l’état d’esprit de croissance («growth mindset») et l’état d’esprit fixe («fixed mindset»). Le lectorat aura déjà compris que le premier état d’esprit est plus bénéfique à l’apprenant. Or les pédagogues ont également avantage à fonctionner avec un état d’esprit de croissance : d’abord pour en donner un exemple à leurs apprenants, ensuite parce qu’eux-mêmes, idéalement, continueraient toujours de s’améliorer.

Une expérience que j’ai vécue récemment avec certains grands noms de la pédagogie québécoise m’a fait réfléchir à toutes ces questions dans l'action. C’est parce que j’y vois une parfaite occasion d’illustrer un point important que je tiens à écrire ce texte. 

*

Le 12 mai 2022, je publiais dans la section Idées du Devoir un texte titré «Pour un Institut national d’excellence en éducation [INEE] au Québec». J’y faisais la promotion de l’utilisation des données probantes en éducation et comparais ce que pourrait faire cet éventuel INEE et l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS) qui, dans ces autres domaines, fait des merveilles en termes de transfert des connaissances du monde de la recherche à celui de la pratique. J’y disais avoir moi-même grandement bénéficié des guides d’usage optimal des antibiotiques de l'INESSS pendant ma résidence en médecine familiale. Ce détail a accroché l’attention de Christian Boyer, propriétaire des Éditions de l’Apprentissage. Mon double parcours en médecine et en éducation et nos positions communes sur le rôle que devraient jouer les données probantes en éducation l’avaient convaincu qu’il valait la peine que nous collaborions. Un rendez-vous a vite été pris pour qu’il me présente le projet auquel je participerais. Il entourait tout ce qu’il disait à son sujet d’une aura de secret qui me semblait – et me semble encore à posteriori – exagérée.

Au moment de la publication du présent texte, celui sur lequel j’ai travaillé pour lui est publié, et je ne briserai donc pas notre entente en en parlant. Il porte le long et lourd titre d’Analyse et critique d’un changement de paradigme éducatif dans le cadre de la résidence en médecine au Québec. Je lui ai indiqué le trouver long et lourd. Ce commentaire a été reçu de la même manière que la plupart de mes corrections et suggestions de réécriture, c’est-à-dire qu’il a été aussitôt écarté du revers de la main. C’est donc avec une douce ironie que je trouve cette mention en page de garde du livre : « Nous remercions Frédéric Tremblay pour ses commentaires. » J’aurais préféré qu’on m’en remercie avant que je perde du temps à les faire. J’ai indiqué, également, que je considérais le titre inexact. La mention de «changement de paradigme» est excessive. Ce qui est en train de se passer dans l’enseignement médical canadien actuellement, c’est qu’on y propage certaines pratiques pédagogiques sans avoir pris le temps de valider leur efficacité. Ce qui est une incohérence venant d’une pratique qui se dit autant ancrée dans les données probantes que la médecine. Ces pratiques pédagogiques ne réinventent cependant pas la roue. Autoévaluation, simulation, portfolio numérique, possibilité d’accélérer la résidence si les résidents prouvent qu’ils peuvent réaliser des activités professionnelles confiables (APC)… Pas de révolution à l’horizon, donc. 

Mais apparemment, de gros dollars se jouent dans la commercialisation moyen-orientale de ce programme, appelé «pédagogie axée sur le développement des compétences» dans sa version générale et «compétence par conception» dans sa version canadienne. M. Boyer s’étant fait dire – une fois – qu’il était possible que les membres de son équipe et lui reçoivent des menaces de mort à la parution de leur rapport, il y avait cru. L’idée me semblait plutôt farfelue. De toute évidence, la remarque avait été lancée comme une hyperbole, et M. Boyer – peut-être parce qu’il avait eu trop d’ennemis dans sa vie – l’avait surinterprétée au point de s’imaginer être devenu le personnage d’un roman à suspense.

Quoiqu’il en soit, il faut revenir à un des nombreux problèmes du rapport de M. Boyer et de son équipe. L’incohérence dont je parlais, qui est le cœur de l’argumentation du rapport, est noyée dans de constants retours à la marotte de ses auteurs, cette guerre froide qu’ils mènent ailleurs et qu’ils ont importée et plaquée telle quelle dans ce dossier où elle cadre mal. Car les quatre premiers – on m’avait dit considérer que mon apport me valait d’être le cinquième, avant de briser cette promesse sans compensation autre que le remerciement en page de garde – auteurs de l’Analyse et critique sont connus comme les trois mousquetaires pourfendeurs du [socio]constructivisme en éducation : Normand Baillargeon, double docteur en philosophie et en éducation et ancien professeur du département d’éducation et pédagogie de l’UQAM; Steve Bissonnette, chercheur de la TÉLUQ et principal promoteur de l’enseignement explicite au Québec; Christian Boyer, consultant en pédagogie et chercheur indépendant; et enfin Frédéric Morneau-Guérin, mathématicien de la TÉLUQ ayant rejoint leur équipe sur le tard. 

L’Analyse et critique a été principalement chapeautée par M. Boyer. Même si c’est M. Baillargeon, en tant que sommité et figure médiatique principale en éducation au Québec, que la Fédération des médecins résidents du Québec (FMRQ) a d’abord contacté pour lui demander s’il était intéressé à se pencher davantage sur le sujet, il ne se sentait plus l’énergie de se patenter docteur en médecine en plus de la philosophie et de l’éducation. On peut comprendre que des années de fronde contre la quasi-totalité de ce qui pense et écrit sur l’éducation au Québec finissent par éreinter un homme. Récemment, c’est une lettre ouverte cosignée par plusieurs dizaines de professeurs d’à peu près toutes les universités francophones québécoises qui a été envoyée au Devoir pour demander sa tête – ou du moins sa chronique. En tant que tel, on proposait de diversifier les tribuns en sous-entendant que laisser la place à un seul garantissait le règne de la pensée unique. Les sections Idées et Opinions du Devoir (sans parler des sections Faites la différence des Journal de Montréal et Journal de Québec et Dialogue de La Presse) ne sont-elles pas en soi des protections contre un tel règne? J’étais un plus grand admirateur de M. Baillargeon à l’époque – début juillet 2022 – que je ne le suis aujourd’hui, à la fin du mois d’aout de la même année : j’ai donc proposé une lettre ouverte en défense et illustration de toute son œuvre et sa pensée. Tous les mousquetaires sauf M. Baillargeon ont cherché dans leur réseau d’apprenants universitaires de potentiels cosignataires de ma lettre ouverte. La métaphore neurochirurgicale filée par le texte faisait apparemment hésiter. J’admets que la comparaison médecine-éducation, que je reprends souvent, est plutôt idiosyncratique de l’ancien médecin que je suis. Mais de là à en rendre certains mal à l’aise? Pensent-ils, comme les [socio]constructivistes, que les sciences humaines et sociales ne peuvent pas être exactes? Comment en viennent-ils alors à promouvoir l’utilisation des données probantes en éducation? (M. Baillargeon, d’ailleurs, ne le fait pas, ou du moins pas dans ces termes-là : il défend plutôt l’éducation basée sur la démonstration, ou quelque autre pirouette conceptuelle semblable.) C’est à ce moment que j’ai commencé à me dire qu’il y avait moins d’entente épistémique dans ce camp de la guerre froide qu’il semblait y en avoir au premier abord. Ce campement même n’existerait-il que pour offrir une terre d’accueil à tous les adversaires des différentes versions du [socio]constructivisme en éducation… sans que quoi ce soit d’autre que cette opposition les rassemble? 

Mais je m’égare. Je reviens à M. Boyer – le père, donc, de l’Analyse et critique

Je reconnais à M. Boyer l’immense travail d’apprentissage autodidacte qu’il a réalisé pour tenter de – et, la plupart du temps, réussir à – comprendre ce dont il voulait parler. Je ne lui aurais pas demandé de m’expliquer de quelle manière les canaux sodiques des cardiomyocytes contribuent à pomper le sang dans l’organisme humain, mais ce n’était ni nécessaire ni pertinent pour l’entreprise qu’il se proposait d’accomplir. Et pourtant… non, je maintiens mon point : il n’avait pas à connaitre le cœur par cœur. Mais il devait cependant connaitre la cardiologie, en tant que spécialité médicale, pour se prononcer à son propos. Or, c'est là que le bat[tement de cœur] blesse. J’y reviendrai sous peu.

Ayant reconnu certaines de ses limites, M. Boyer avait consulté une personne formée en médecine pour vérifier son texte. Le Dr Olivier Fortin, ancien président de la FMRQ et résident en neurochirurgie, l’avait apparemment lu. Il avait dû le traverser en diagonale, me suis-je vite dit en relevant des problèmes – notamment dans l’utilisation de termes et d’expressions qu’on pouvait s’imaginer appropriée en lisant à propos de la médecine, mais qu’une expérience minimale suffisait à faire savoir erronée. Heureusement, donc, que M. Boyer était tombé sur ma lettre ouverte dans Le Devoir et m’avait intégré à son projet.

Mais «intégration» est ici un grand terme. Dès ma première salve de propositions de modification sur un extrait de 13 pages des 112 que fait le rapport, j’en étais à me faire traiter de psychorigide par M. Boyer, qui a d’emblée voulu m’exclure. Je me suis dit qu’il fallait comprendre sa réaction explosive comme celle d’une personne qui, n’ayant pas fait d’études aux cycles supérieurs et s’étant autoéditée toute sa vie, était peu habituée à être critiquée. Il a eu beau me raconter par la suite des débats enflammés avec ses collègues, je n’ai jamais réussi à croire qu’il les menait en position de disponibilité aux arguments des autres. Déjà enthousiasmé par le projet vu la possibilité que j’y trouvais de joindre mes passions pour la médecine et pour l’éducation dans un article sur l’éducation médicale, j’ai fait – j’en ai honte – de l’à-plat-ventrisme : je l’ai convaincu qu’il s’agissait seulement d’un malentendu à propos du niveau d’interventionnisme attendu de ma part. En tant que tel, c’était le cas… mais pas dans le sens où je le disais : à savoir qu’il était logique qu’il ait le dernier mot en la matière et que j’avais dû mal interpréter ce qu’il m’en avait dit.

Parce qu’au fond, j’avais traité ce texte comme j’en avais traité d’autres dont j’avais été l’éditeur, même officieux et délégué par l’éditrice qui a publié mes premiers livres : avec l’idée que tout pouvait être changé si je le justifiais bien à l’auteur. Dans mes autres expériences, j’avais travaillé avec des auteurs réceptifs à tout apport potentiel et il en était sorti un texte mille fois plus solide qu’au départ. Et pas seulement à cause de ce que j’y avais apporté, mais à cause de ce qu’ils y avaient répondu, et qui avait permis de trouver une troisième voie – ou une quatrième, une cinquième, une sixième, etc. – meilleure que ce que chacun aurait pu faire seul de son bord. C’est cette magie de la consolidation par la confrontation collégiale que j’ai vu s’exercer dans le travail sur mon texte de thèse doctorale manié à huit mains, et je ne m’en passerais désormais pour rien au monde. Se soumettre à la force non coercitive du meilleur argument est le summum de l’esprit humain.

Et c’est précisément ce qu’empêche de faire M. Boyer dans le collectif dont il s’est entouré pour écrire l’Analyse et critique – comme pour de nombreux autres de ses projets, si j’ai bien compris ce qu’il m’en a dit. Lors d’un de nos échanges téléphoniques, M. Boyer s’est d’ailleurs fendu d’une critique bien sentie de la démocratie et d’un éloge de l’attitude dictatoriale pour faire avancer les choses plus rapidement. Comme il n’était pas candidat dans la campagne électorale passée et – que je sache – ne pense pas se présenter en politique, il n’y a pas à craindre que cet antidémocratisme ait voix à l’Assemblée nationale québécoise. Il reste cependant inquiétant même en contexte de travail cognitif. Bien entendu, la dictature fait changer les choses plus vite que la démocratie parlementaire. Mais si on accepte la lenteur inévitable du parlementarisme, c’est parce qu’on reconnait qu'il en sort très souvent des amendements aux projets de loi gouvernementaux qui augmentent leur valeur.

Le parlementarisme de la production scientifique s’appelle «révision par les pairs». C’est précisément ce à quoi M. Boyer ne se soumet pas suffisamment, lui qui édite et publie la majorité de ses textes aux Éditions de l’Apprentissage, qu’il a fondées et qu’il finance – et par lesquelles a été publiée, sans surprise, l’Analyse et critique dont il est question ici. Je reconnais l’énorme dévouement et l’infinie motivation qu’il faut pour entretenir une telle machine et la faire participer au débat public en matière d’éducation. Mais pour qu’elle fonctionne optimalement, il faudrait qu’elle fasse travailler des éditeurs autres que l’auteur et le publieur – et surtout qu’elle leur laisse la latitude de critiquer, voire la possibilité d’avoir le dernier mot. Quand l’auteur d’un texte est aussi son publieur, on comprend que l’indépendance d’éventuels éditeurs face au publieur est difficile à défendre. 

Pourtant c’est exactement ce qui se passe dans le collectif qui a travaillé à l’Analyse et critique. M. Boyer semble être allé chercher Baillargeon, Bissonnette et Morneau-Guérin pour que leurs noms servent de cautions à ses décisions, mais le travail ne se fait pas moins unilatéralement. C’est sans doute une telle caution qu’il recherchait quand il m’a contacté en tant qu’ancien médecin; c’est sans doute pour cette raison aussi qu’il m’a proposé une place dans l’autorat du rapport – que je me suis évidemment empressé d’accepter, désireux de mousser ma jeune carrière de chercheur dans le monde du publish or perish.

La révision par les pairs, voire tout simplement le commentaire des pairs sur le processus éditorial a pris tellement peu de place dans la production de l’Analyse et critique que les coauteurs de M. Boyer ont fini par ne même plus se considérer en droit de décider quoi que ce soit à propos de ce rapport. Les circonstances suivantes en témoignent. M. Boyer, à la suite d’une critique trop forte de ma part, a décidé de m’exclure du projet. J’ai écrit à MM. Baillargeon, Bissonnette et Morneau-Guérin pour savoir ce qu’ils en pensaient. Je n'avais eu avec eux, jusqu’à ce moment, que des contacts via des courriels collectifs. Mon courriel du 7 juillet 2022 leur disait : «[…] étant donné que c’est aussi avec vous que je collaborais, bien qu’indirectement, je veux savoir ce que vous en pensez.» Le même jour, M. Bissonnette me répondait : «Ce dossier relève du travail acharné de Christian Boyer réalisé sur plusieurs mois. En ce qui me concerne, c'est lui le maître d'œuvre. Par conséquent, il est celui qui prend les décisions.» Toujours dans la même journée, M. Baillargeon enchainait : «Je me range à l’avis de Steve.» Quant à M. Morneau-Guérin, il n’a apparemment pas considéré nécessaire de réagir à mon approche.

Imagine-t-on que des pairs qui devraient réviser un article scientifique s’arrêteraient à penser – et à plus forte raison à déclarer explicitement – que puisque l’auteur qu’ils doivent évaluer a travaillé de manière acharnée sur son projet de recherche, et ce pendant plusieurs mois, ils ne peuvent pas se permettre de se prononcer? Une personne peut passer des mois à travailler d’arrache-pied à creuser un sujet et finir par ne dire à son propos qu’un paquet de stupidités. Je ne dis pas qu’Analyse et critique est un paquet de stupidités, mais j’appelle à le juger indépendamment du mérite qu’a son auteur d’avoir assimilé autant d’informations en aussi peu de temps sur un domaine qui n’est pas le sien. Il en va de la validité du processus de révision par les pairs et de la justesse de l’évaluation d’un propos – qui ne doit pas être confondu avec une position sur la personne émettant le propos.

J’ai dit plus haut que le bat[tement de cœur] blessait à propos de la cardiologie et que j’y reviendrais. Le détour pris entretemps était nécessaire pour attirer l’attention du lectorat sur certaines caractéristiques du processus ayant mené à l’Analyse et critique qui, pour les raisons présentées, m’ont donné quelques palpitations cardiaques. Je me plonge maintenant dans ce qui a été le premier dissensus majeur entre M. Boyer et moi. Détailler tous les points dissensuels dans cet article l’éloignerait de son propos central; j’espère donc que ceux que je creuserai donneront une idée suffisante de la problématicité du travail derrière l’Analyse et critique.

M. Boyer passe un long paragraphe à résumer une étude sur les compétences en auscultation cardiaque d’apprenants médicaux et de médecins en pratique. Je lui ai mentionné qu’il fallait en comprendre les résultats avec la profondeur historique nécessaire. Même si le stéthoscope reste le symbole médical par excellence dans l’imagination populaire, l’auscultation médiate est à peu près devenue au diagnostic des pathologies cardiaques ce qu’était l’auscultation immédiate (faite en appuyant l’oreille contre la poitrine du patient) à une autre époque : une technique sur la voie rapide vers son total dépassement. Elle est utile pour le dépistage de nombreuses anomalies cardiaques, évidemment; mais l’électrocardiographie (ÉCG) et l’échocardiographie contribuent beaucoup plus au diagnostic. Bref, des compétences en auscultation cardiaque ne mènent pas aussi directement à sauver des vies que M. Boyer le laisse sous-entendre. Cette contextualisation me semblait nécessaire pour éviter d’exagérer la gravité de ce problème dans la formation médicale. 

Les statistiques elles-mêmes qu’il présente dans ce paragraphe sont tendancieuses au point d’être biaisées. Il écrit : «[…] les connaissances relatives à l’auscultation et à l’examen cardiaque ne s’améliorent guère après la 3e année du doctorat […]». Mais elles passent tout de même de 58% en troisième année du doctorat à 63% à la troisième année de résidence pour les résidents de médecine interne. Ce qui me semblait encore plus malhonnête toutefois, c’était de ne pas souligner que ces connaissances montent jusqu’à 79% chez les résidents en cardiologie… c’est-à-dire précisément ceux à qui il est le plus pertinent d’être connaissants à propos de l’auscultation cardiaque; ce détail n’importe pas peu.

À lire le rapport de M. Boyer, la population générale aurait l’impression qu’un médecin canadien n’est capable qu’à 58% de diagnostiquer les pathologies cardiaques. Si on apporte toutes les précisions que je viens de faire, on comprendra plutôt que la plupart des médecins en formation peuvent les dépister à 63% avec le stéthoscope et que les cardiologues en formation peuvent les dépister à 79%... mais que de toute manière, si les anomalies cardiaques sont rendues au stade de la pathologie – c’est-à-dire sont symptomatiques –, d’autres symptômes mèneront vite le patient à l’ÉCG et à l’échocardiographie.

Le tout semble long à expliquer ici parce que je l’ai décortiqué. M. Boyer a souligné cette longueur. J’ai relevé le défi de le résumer de manière accessible et digeste, et le résultat ne faisait qu’une ligne de plus que le paragraphe initial. Quand on est de bonne foi et qu’on cherche à inclure toutes les informations pertinentes, on arrive à bien synthétiser. Je servais sur un plateau d’argent à M. Boyer cette nouvelle – et encore plus fluide – formulation des résultats de l’étude et de leur contextualisation. Il n’en a rien appliqué.

À de multiples reprises durant notre collaboration, M. Boyer a invalidé mes suggestions en disant que je ne cherchais qu’à défendre mes amis médecins. Même si je lui ai précisé – aussi à de multiples reprises – ne pas avoir gardé tant d’amis en médecine, il répétait souvent cette «blague»… qui ne faisait rire que lui. Le fait est que je n’ai jamais hésité à critiquer mes amis. Je valorise tellement la critique et l’autocritique que je ne pourrais pas rester longtemps ami avec une personne qui ne les tolère pas. Ce n’était pas par corporatisme médical ou par amitié que je critiquais l’écrit de M. Boyer : c’était par souci d’honnêteté intellectuelle. Il y a des problèmes dans la formation médicale, et il faut les exposer. Mais donner une image injuste de la situation et faire voir des problèmes là où il n’y en a pas, ce n’est pas une contribution à leur résolution : c’est un appel à donner des coups d’épée dans l’eau et un risque connexe d’ignorer les vrais problèmes.

Je souligne qu’à certains autres endroits, je reformulais le texte de M. Boyer pour le rendre encore plus incisif qu’il l’était originellement envers les médecins et la formation médicale (tout en clarifiant le propos). Par exemple, la version initiale donnait : «Des études montrent également que les médecins dont l'autoévaluation est la moins précise sont les moins compétents et par conséquence, inévitablement les moins autocritiques, mais aussi, étonnamment, les plus confiants.» J’ai proposé : «Des études montrent que les médecins dont l'autoévaluation est la moins précise sont les moins compétents : bref, les moins autocritiques sont les moins bons, mais les plus confiants.» En plus, ma proposition contient un mot de moins que la formulation originale de M. Boyer. Il a (évidemment) gardé la sienne.

Je rappelle que la principale critique du rapport se résume en une phrase : la médecine, qui se dit une pratique basée sur les données probantes, ne transfère pas cette même rigueur dans le domaine de la formation médicale. Cette critique est soutenue par la présentation des deux seules études (Ferguson et coll., 2013; Nousiainen et coll., 2018) réalisées à propos de la compétence par conception (le modèle canadien de la pédagogie axée sur le développement des compétences) avant son déploiement à grande échelle. 

On y entend en écho la critique que MM. Baillargeon, Bissonnette et Boyer ont souvent adressée au Renouveau pédagogique québécois (souvent simplifié en «la Réforme») du début des années 2000 : aucune recherche empirique préalable, peu de recherche empirique en cours de déploiement et peu d’adaptation du programme scolaire en fonction des résultats de la recherche empirique – mitigés, mais majoritairement négatifs à l’égard de la Réforme. Cette critique est parfaitement appropriée, tant dans le cas du Renouveau pédagogique québécois que de la compétence par conception canadienne. La tristesse, c’est qu’Analyse et critique ne présente ces deux seules études qu’à la page 47 sur les 112 que fait le rapport et ne critique leur insuffisance que jusqu’à la page 52. Pourquoi? Pour laisser toute la place à l’attaque du [socio]constructivisme en éducation – c’est-à-dire, pour rappel, le sempiternel cheval de bataille de MM. Boyer, Baillargeon et Bissonnette.

M. Boyer m’avait dit que son collectif avait tenu à financer lui-même tout le travail ainsi que sa publication pour garder son indépendance de la FMRQ. Il me disait considérer que les résidents eux-mêmes étaient partiellement responsables d’être tombés dans le piège de la compétence par conception étant donné que celle-ci leur promettait de pouvoir pratiquer plus vite… donc aussi de s’enrichir plus vite. La richesse n’est pas la seule motivation possible au fait de vouloir accélérer sa formation; ma motivation pour ce faire, en tout cas, a toujours plutôt été une féroce volonté de ne pas perdre de temps étant donné l’infinie quantité de choses qu’un humain peut faire dans le monde et la diversité de choses qu’il m’intéresse d’y faire. Mais il est possible que le désir d’aller plus vite n’indique pas qu’il est optimal qu’on aille plus vite, et que les fédérations de résidents (la FMRQ et ses équivalents des autres provinces canadiennes) aient potentiellement erré en négociant dans ce sens avec le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada (CRMCC) – l’organisme qui gère la certification médicale canadienne. Pourtant, dans la dernière version d’Analyse et critique qu’il m’a été donné de lire, on ne critique nulle part la FMRQ ni les résidents médicaux. Ça me semblait une occasion perdue. Je l’ai souligné à M. Boyer, qui n’en a rien fait… mais qui a quand même réitéré ses blagues sur ma défense de mes amis médecins. Comment mieux faire dépasser le jupon du mécanisme de défense contre une critique non appréciée?

Ma propre analyse et critique de l’Analyse et critique, après ce qui a plutôt relevé de l’analyse et de petites critiques ponctuelles, doit se terminer sur l’analyse de la place de l’autocritique dans le rapport en question. Dans une section bien faite sur l’autoévaluation, M. Boyer montre que les apprenants médicaux ne sont pas forcément beaucoup meilleurs que le reste de la population générale pour repérer justement leurs forces et faiblesses – ce qui rend problématique, comme il le souligne, le fait que les médecins décident de manière autonome des sujets que concerne la formation continue obligatoire qu’ils doivent suivre. (Encore ici, que je sache, malgré une recommandation de clarification de ma part pour éviter de donner l’impression de dire qu’ils pouvaient décider de faire ou non de la formation continue, M. Boyer a maintenu sa version du texte, ambigüe sur ce point.)

Et pourquoi seraient-ils meilleurs, donc? On peut supposer que les apprenants médicaux apprennent mieux que la population générale, mais ce qu’on leur a fait apprendre toutes ces années, ce sont surtout des connaissances de sciences naturelles. Or ce que demande l’autoévaluation, ce sont des connaissances de sciences humaines (psychologie et sociologie surtout) ainsi qu’un état d’esprit de croissance – pour rappel, la psychoflexibilité qui favorise l’apprentissage, par rapport à la psychorigidité de l’état d’esprit fixe.

À ce sujet, la première version d’Analyse et critique que j’ai lue contenait un encadré, «Les pots et les fleurs», qui vaut d’être cité en entier (avec mes reformulations qui, ici aussi, laissent le contenu intact, mais rendent le contenant plus fluide) :


Ces critiques de l’efficacité des actes médicaux et des soins de santé peuvent être perçues comme virulentes, même soutenues par des études scientifiques. D’aucuns pourraient être amenés à penser que des «ennemis» s’attaquent grossièrement à la profession médicale, mais ce n’est pas le cas. 

Il est vrai que les informations présentées jusqu’à maintenant constituent une critique frontale sans faux-fuyants de la pratique et de la formation médicales. Néanmoins – il faut le souligner  –, ces données sont générées principalement par le monde médical lui-même, qui s’observe méthodiquement, malgré les inconforts potentiels, mesurant le plus objectivement possible les effets des services qu’il offre et du système de santé dans son ensemble. Cette posture professionnelle dénote une humilité et une ouverture au perfectionnement que d’autres champs de l’activité humaine auraient avantage à imiter pour favoriser l’efficacité des interventions dans leur domaine.


Je déteste viscéralement le mot «humilité», mais je n’ai pas proposé à M. Boyer de le changer puisque je savais qu’il parlerait à son lectorat. Moi, je tiens à élever le mien au-dessus de ce mot. Je parlerai donc d’«autocritique». L’humilité décrit seulement le fait de reconnaitre ses faiblesses. Or, reconnaitre ses forces est l’autre volet de la même médaille, et c’est tout aussi nécessaire pour s’améliorer : il faut bien départager ce qui doit être amélioré de ce qui n’en a pas besoin.

Donc, si les médecins ne sont pas individuellement bien plus autocritiques que la population générale, le système de santé, lui, l’est massivement. Comparativement à quoi? La comparaison la plus évidente, laissée sous-entendue par M. Boyer, est le système d’éducation. Une bonne partie de son travail vise à révéler ce manque d’autocritique et à tenter de l’augmenter par les données probantes.

Malheureusement, cet encadré a été retiré ultérieurement de l’Analyse et critique. Pour éviter de trop flatter le monde médical, en a dit M. Boyer. Ce n’aurait pas été excessif, surtout vu les biais de sa «critique frontale». Et ç’aurait donné un exemple positif; la preuve qu’un système autocritique – on dit aussi désormais une «organisation apprenante» – est possible, puisqu’il existe ailleurs.

Pour intégrer dans les principes d’une organisation – forcément faite pour se maintenir et donc portée au statuquo – des rouages qui l’obligent à s’autocritiquer, un effort titanesque est nécessaire. C’est un tel effort qu’il nous faut pour que le système d’éducation devienne une organisation apprenante au même titre que le système de santé.  Si une telle organisation en vient à diminuer la nécessité que chacun de ses membres soit lui-même apprenant et autocritique, les personnes qui la créent doivent l’être encore plus qu’une personne apprenante moyenne. 

Ce n’est pas avec des pédagogues qui ont cessé d’apprendre – comme ce semble être le cas de MM. Boyer, Baillargeon, Bissonnette et Morneau-Guérin – qu’on réalisera un tel système d’éducation. J’espère être moi-même assez critique et autocritique pour y contribuer. J’espère surtout que d’autres pédagogues en sont aussi capables.

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