Les gais, l’avortement, les trans et Socrate : la politique comme corruption collective

Je manque malheureusement de temps ces semaines-ci pour m’informer de l’actualité, mais je suis juste assez connecté pour savoir que Trump est entré à la Maison-Blanche et que beaucoup de changements s’amorcent chez nos voisins du Sud. Même si l’attention médiatique semble largement tournée vers la question des tarifs douaniers, c’est un autre sujet qui me donne de quoi réfléchir : celui des droits trans. Je suppose déjà que, dans le militantisme visant à les défendre, on pourra réutiliser le slogan «Mon corps, mon choix» originant du camp pro-avortement, et qui était entre autres ressorti au renversement de l’arrêt Roe v. Wade.

Ce slogan m’a toujours rendu profondément mal à l’aise. Pourquoi? Parce qu’il refuse l’idée démocratique fondamentale, à savoir que le corps de chaque citoyen ne lui appartient pas en propre, mais appartient à sa collectivité – ou plutôt, qu’il n’appartient à chaque citoyen que dans la mesure où sa collectivité décide de lui en laisser l’usage. Si on n’accepte pas que la loi agisse sur son corps, sur quoi lui permet-on d’agir? Il me semble qu’établir cette distinction, c’est ne pas reconnaitre qu’ultimement, toute contrainte qu’on impose par la voie politique revient à agir sur un corps, soit pour le forcer à agir d’une certaine manière, l’empêcher d’agir d’une certaine autre, modifier l’environnement qui le modifie ensuite, etc. Voudrait-on que la politique s’arrête à agir sur les esprits et pas sur les corps? Mais les esprits, ce sont des cerveaux, qui ne servent qu’à guider l’action des corps. Je ne vois pas ce que signifierait le fait d’agir sur un esprit sans agir sur un corps et sans influencer les actions d’un corps. C’est pour cette raison que j’aime rappeler que le pouvoir de l’État est dans le fusil qu’il peut nous mettre sur la tempe : cette image est pertinente pour éviter de décorporaliser la politique.

On dira que c’est facile, pour moi, d’être mal à l’aise avec le slogan «Mon corps, mon choix», puisqu’en tant qu’homme, on ne pourrait rien m’imposer qui me limiterait autant que l’interdiction d’avorter. I beg to differ, comme disait mon ex avocat. Car je suis autant mal à l’aise avec les slogans disant qu’on ne peut pas refuser mon homosexualité, considérant que ça fait partie de qui je suis et que je ne l’ai pas choisie. Évidemment, nier le fait biotique de mon attirance pour les hommes serait de la pure stupidité. Par contre, chercher à m’interdire de sexer avec des hommes serait entièrement légitime. Parce que si je n’ai pas choisi l’attirance, je choisis d’agir en fonction d’elle. Et j’insiste pour que la démocratie se permette de me l’interdire si elle le veut. On en doute? Ma principale idole politique est Socrate (celui du Criton du moins), essentiellement parce qu’il a poussé son démocratisme jusqu’à accepter qu’on le mette à mort. Si ce n’est pas reconnaitre que son corps appartient à la collectivité, je ne sais pas ce que c’est. J’ose penser que j’irais jusque-là. À côté de ça, me faire cockblock, c’est de la petite bière. Dans le cas de Socrate, je lui reproche seulement de ne pas avoir pris sa condamnation à mort comme un aiguillon pour argumenter encore plus la pertinence de sa vie (quoique, dans son cas, comme cette combattivité est sans doute ce pour quoi on l’a vraiment tué, ç’aurait surement été pire). Dans mon cas, si on m’empêchait de sexer avec des hommes, croyez-moi que ce serait une très forte motivation à faire comprendre et accepter ma sexualité hors normes.

Dans le cadre du mentorat que je fais avec des étudiants qui visent des programmes contingentés en soins de santé, j’explique l’importance du consentement aux soins. Je l’argumente ainsi : dans la mesure où chaque personne est la plus directement connectée à sa valorisation (préférences, limites, principes, etc.), la meilleure option est de la laisser décider des soins qu’elle veut recevoir ou non pour s’assurer que ces soins maximisent le bienêtre collectif. (C’est la même logique qui m’a fait passer du communisme au libertarisme.) Mais ce droit au consentement n’est pas absolu, et ce, de façon consensuellement acceptée. On accepte que des enfants ne puissent pas encore consentir. On accepte que des ainés déments ne puissent plus consentir. On accepte que des adultes psychotiques ne puissent temporairement pas consentir. On accepte – quoique cette loi ne soit pas très connue, mais si elle l’était plus, elle serait probablement consensuelle – qu’un patient atteint de tuberculose soit obligé de rester à l’hôpital pour être traité (au Canada, la tuberculose est la seule maladie à traitement obligatoire [MATO]). Récemment (relativement), on s’est demandé si la COVID-19 était une raison suffisante de remettre en question le droit au consentement, notamment en obligeant la vaccination. Peu d’États se sont rendus là, heureusement, considérant les potentiels traumatismes liés au fait de recevoir des traitements contre sa volonté. Mais la question valait la peine d’être posée, nous rappelant que le droit au consentement n’était pas absolu.

C’est un autre principe démocratique qu’aucun droit n’est absolu. (Ou du moins, qu’aucun droit ne devrait l’être : j’ai aussi quelque chose contre la semi-absolutisation d’un droit qu’est sa constitutionnalisation, mais j’ai déjà écrit ailleurs contre le constitutionnalisme – en argumentant, je résume, que ça revient à prioriser les citoyens passés par rapport aux citoyens actuels.) Mon corps n’est pas mon choix, mais notre choix. Reste que je ne risque pas de tomber enceint(e?). Et je dois avouer que si j’étais une femme, vu mes habitudes sexuelles, je serais probablement déjà tombé enceint(e?) plus souvent qu’à mon tour. L’argument de l’équité intersexuelle est fort; c’est le principal qui me convainc d’être contre l’avortement à partir de l’âge où le fœtus devient sensible (avant, la question ne se pose même pas). J’aurais aimé pouvoir court-circuiter cet argument en proposant que les hommes se mettent à risque de tomber enceint(e?)s. Jusqu’à récemment, j’avais (honnêtement; demandez à mes amis proches) le projet de me faire greffer un utérus et traiter hormonalement pour porter mon propre enfant. J’espère encore que d’autres gais procéderont au projet. Mais dans tous les cas, à moins d’avoir aussi la vulve, le vagin, etc., le risque d’une grossesse non désirée serait nul.

Pourtant, faisons l’expérience de pensée : disons que les hommes risquent autant que les femmes de tomber enceint(e?)s s’ils négligent la contraception. L’argument de l’équité intersexuelle tombe. Il reste l’argument voulant que s’obliger à élever un enfant non désiré a plus de conséquences négatives sur une personne à la valorisation très développée que ce qu’on cause en souffrance à un fœtus au système nerveux très peu développé. Reste que cette souffrance existe. Et la meilleure manière de l’augmenter me semble être de se permettre d’avorter inconsidérément étant donné le fait que nous, vivants pleinement formés, valons plus que des vivants seulement partiellement formés. Ça me semble être le meilleur moyen de se déresponsabiliser, tant collectivement qu’individuellement, à l’égard de cette forme de vie suprêmement incapable de se défendre. Encore plus quand on fait dire par sa loi que cette forme de vie n’en est pas une tant qu’elle n’est pas sortie de l’utérus (salut, Canada!) – comme si cette affirmation sociopolitique changeait quoi que ce soit aux faits biopsychiques.

Je ne dis pas que, dans le cadre de cette expérience de pensée, je proposerais d’interdire l’avortement. Je dis seulement que le principal argument pour le permettre ne tiendrait plus. Je dis aussi que l’interdiction de l’avortement pourrait dans ce cas agir comme outil pour nous responsabiliser par rapport à nos actes sexuels. Cette loi aurait alors une visée éducative. Optimalement, on n’aurait pas à l’appliquer et à interdire qui que ce soit d’avorter, mais l’existence même de la loi agirait comme puissant incitatif à la contraception. Poussons l’expérience de pensée plus loin. Envisageons d’interdire l’avortement dès maintenant. Dans la mesure où nos moyens chirurgicaux sont de plus en plus étendus, ne serait-ce pas un bon moyen de pousser les hommes à assumer une plus grande part du fardeau de la parentalité? Ne serait-ce pas le meilleur moyen d’inciter les femmes à faire pression sur les hommes pour qu’ils se fassent poser vulve, vagin, utérus et trompes de Fallope, traiter hormonalement et inséminer – naturellement ou artificiellement – pour pouvoir eux aussi porter les enfants?

On pensera que je nage en plein délire. Je rappelle que je suis encore dans l’expérience de pensée. J’en sors maintenant. Je pense que cette bisexualisation de la grossesse est un scénario intéressant à envisager, mais je n’irais assurément pas jusqu’à proposer d’interdire l’avortement pour le favoriser. Ceci dit, une autre transition sexuelle de moins grande ampleur mérite d’être considérée : celle impliquée dans la transidentité. Entendons-nous bien pour ne pas exagérer l’ampleur du phénomène. Les personnes trans restent une infime proportion de la population, et encore plus si on ne considère que celles qui procèdent à la chirurgie de réassignation sexuelle. Mais dans la défense des droits trans, surtout face à ce qui se produit à leur égard aux États-Unis, j’entends souvent une certaine forme d’antidémocratisme qui m’inquiète. Eh bien! me répondra-t-on au mieux en l’assumant, quand la démocratie prend d’aussi mauvaises décisions, n’est-il pas préférable de s’y opposer? Bien sûr, c’est seulement quand on n’est pas d’accord avec la décision démocratique qu’on envisage d’être antidémocrate, et la mesure de l’antidémocratisme est alors compréhensiblement proportionnelle au désaccord. C’est donc aussi dans de tels moments, j’ose croire, qu’il y a le plus de mérite à rester démocrate, et à continuer d’affirmer des principes qu’on défendait quand ils nous avantageaient.

Je pense parfois que j’ai raison et que tous les autres ont tort. On m’en blâme souvent. Heureusement, je compense par une bonne autocritique et une forte ouverture. C’est sans doute ce qui a fait que j’ai longtemps été antidémocrate. À l’époque, je condamnais Socrate d’avoir bu la cigüe. Je suis redevenu démocrate quand j’ai compris que ce que je pensais, bien qu’essentiel comme moteur du débat sur ce qui devrait arriver, n’avait aucune importance en ce qui concernait ce qui arriverait effectivement. Autrement, si j’impose ce que je crois optimal à une majorité en désaccord avec moi, je deviens un tyran. C’est la seule alternative : soit accepter la volonté majoritaire, soit la refuser et imposer sa propre volonté. Il n’y a pas de juste milieu ou de troisième voie puisque nous partageons un seul et même monde.

Socrate a été condamné à mort, entre autres, pour corruption de la jeunesse. L’étymologie de «corrompre», c’est rompre le corps; sous-entendu : le changer négativement. La transition sexuelle est-elle une corruption? Apparemment, de nombreux Étatsuniens pensent que oui. Dans mon cas, l’argumentation précédente vous montre que je voudrais la voir se généraliser (partiellement) à l’ensemble des hommes… une idée dans laquelle sans doute que peu de personnes même très pro-trans me suivront. Dans la mesure où on légifère pour l’empêcher, des gens qui y auraient procédé seront malheureux, de la même manière que des gais sont malheureusement là où on légifère contre l’homosexualité – ou la sodomie; même combat. À mon sens, plutôt que des arguments contre la démocratie, ce me semblent plutôt des indications de là où elle devrait concentrer ses combats. J’ose espérer que les gais anti-tarifs douaniers se recycleraient en gais pro-sodomie si on envisageait de l’interdire.

On me dira que l’idée ne s’applique pas aux trans, qui en ont déjà plein les bras à gérer les complications liées à leur transidentité sans qu’on envisage en plus de les rendre responsables de convaincre leurs concitoyens de les laisser transitionner. Je suis d’accord… partiellement. Dans ce cas, on peut envisager que les principales personnes à responsabiliser seraient leurs alliés. Et non seulement les alliés dans l’État qui légifère, mais ceux d’ailleurs dans le monde, dans la mesure où la mondialisation multiplie leurs moyens d’influencer cet État. Reposer sur les mécanismes de la démocratie représentative pour implanter les droits de minorités mal intégrées – comme j’ai l’impression que c’est ce qui s’est fait un peu partout dans le monde –, c’était vouer ces minorités à un ressac tel que celui auquel on assiste. (Dont au Québec, où des statistiques récentes montrent une montée du malaise scolaire avec les LGBTQ+.)

Quelle était l’alternative? Laisser les minorités souffrir? Oui, malheureusement. Mais utiliser cette souffrance comme aiguillon pour argumenter encore plus la pertinence de les laisser contrôler leur corps en fonction de leurs préférences. Permettre à l’imposition démocratique de se faire, mais y voir une motivation à mieux expliquer sa différence pour mieux la faire accepter, et ce durablement plutôt que superficiellement comme ça semble avoir été le cas. Parce que de toute évidence, il ne suffit pas de rendre un phénomène plus visible pour le rendre compris et approuvé. C’était l’idée de la première technique, qui montre qu’elle a échoué.

J’ose penser que Socrate voulait corrompre la jeunesse – au sens où on l’entendait en le condamnant, soit «la pousser à questionner le statuquo». Dans ce contexte, la corruption n’est qu’un autre nom de l’éducation : après tout, toute éducation n’est que transformation du cerveau. Platon s’est détourné de cet héritage de débat public en proposant que le penseur, plutôt qu’un enseignant de la masse, n’enseigne qu’au monarque. Responsabilisons-nous, minorités et alliés, de devenir les éducateurs de ceux qui veulent nous empêcher de vivre. C’est dommage que nous devions vivre ce double fardeau de l’interdiction et de la nécessité d’enseigner à ceux qui nous interdisent, mais la seule autre option est de répondre à une limitation démocratique par une limitation tyrannique, ce qui reconduit le problème – en l’aggravant. Travaillons durablement à faire comprendre que, même si mon corps est notre choix, il y a un avantage collectif à ne pas instaurer la communauté des corps (idée communiste envisagée [évidemment en ce qui concernait les femmes, vues comme propriétés…]). Espérons que les lesbiennes, gais et bisexuels se fassent eux aussi éducateurs pro-trans; j’en suis déjà, mais je m’engage à le devenir encore plus vu la situation. Enfin, si c’est l’occasion de démontrer que leurs luttes ne sont que marginalement reliées et que le sigle-parapluie n’est pas aussi pertinent qu’on le pense souvent, ce pourrait être un gain pour toutes leurs causes.

 

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