Apprendre à aimer apprendre : l'orientation romantique comme modèle pour l'orientation professionnelle
L'attention est la question-clé de l'apprentissage. Il y a certainement de gros gains d'apprentissage à aller chercher dans les méthodes d'enseignement en tant que telles, mais de plus gros gains encore peuvent être faits en s'assurant que l'attention des apprenants est focalisée sur ce qu'on leur enseigne. Souvent, trop de choses attirent cette attention plus que la matière enseignée à l'école. On s'est d'abord rendu compte que la faim était la principale distraction, et on a répondu en offrant des repas gratuits ou à faible cout dans les écoles de milieux défavorisés. On a ensuite constaté que les émotions sont aussi très distrayantes et peuvent elles aussi entraver cet apprentissage, d'où l'importance de mieux les comprendre pour intervenir et éviter leur interférence.
S'arrêter à dire que l'attention est la question-clé n'est pas suffisant; il faut aller jusqu'à dire que la motivation est la question-clé. Parce que la motivation à apprendre est le premier et le plus important facteur qui assure que l'attention reste concentrée sur l'apprentissage. Une motivation assez forte peut effectivement aller jusqu'à faire oublier qu'on a faim et garder concentré sur la matière. Une motivation assez forte dépassera les blessures d'égo liées au fait de se sentir moins compétent que ses pairs et maintiendra le focus sur le développement des compétences plutôt que sur la comparaison. Mais une motivation d'une telle force ne se crée pas facilement. Peut-être alors est-il pertinent d'aller chercher du côté des facteurs qui motivent le plus dans d'autres sphères que l'apprentissage pour s'en inspirer.
Les relations interpersonnelles offrent un exemple frappant de motivation qui pourrait et devrait servir de modèle à un moteur transférable en contexte scolaire. Je pense plus précisément aux relations amoureuses. L'établissement d'une relation amoureuse est une des plus grandes motivations qu'un humain puisse connaitre. Un amour naissant pousse à déployer des efforts dont on n'aurait pas même l'idée en temps normal; rendant aveugle, il nous donne l'impression de pouvoir tout faire. Il y a dans un début de relation amoureuse trois ingrédients centraux, dont deux peuvent être utilisés tels quels pour l'apprentissage, et un à moitié. Le premier, et le plus important, c'est la projection à long terme; le deuxième, c'est la curiosité; le troisième (à moitié transférable), c'est l'attachement à autrui.
Ce qui enthousiasme dans l'amour, ce n'est pas l'appréciation de la présence de l'autre : c'est surtout le fait de s'imaginer passer sa vie avec l'autre personne. Cette projection de soi-même dans le temps, à mon sens une des caractéristiques les plus spécifiques de l'espèce humaine, donne son sens à l'expression bien connue d'«orientation sexuelle», et à celle, moins souvent utilisée, d'«orientation romantique» (quoique ces deux types d'orientation soient rarement distincts). L'orientation est définie par la destination qu'on veut atteindre, donc par l'idée de soi-même progressant vers cette cible. Beaucoup de liens peuvent être faits, et n'ont à ma connaissance jamais été faits, entre l'orientation romantique et l'orientation professionnelle. Comme l'amour est une projection de soi avec l'autre sur le long terme, la profession est une projection de soi agissant dans le monde et sur le monde à long terme. L'amour est l'image de soi en relation avec la personne qu'on préfère, tandis que la profession est l'image de soi en relation avec le monde matériel, la société, l'histoire et la façon dont on veut y contribuer. Le travail peut n'être qu'une manière d'avoir assez d'argent pour en vivre, mais il va souvent bien au-delà de la simple nécessité pour devenir un moyen de contribuer à faire avancer son époque; il tombe souvent dans la générativité.
Le fait d'imaginer à long terme la manière dont on utilisera les compétences qu'on développe est la meilleure manière de se motiver à les développer. Une orientation professionnelle claire est une excellente structure sur laquelle greffer progressivement les apprentissages qu'on réalise. Qui a une image trop restreinte des termes «professions» et «travail» peut parler d'«orientation existentielle», au sens de réponse à la question : «Qu'est-ce que je veux faire de ma vie?» Une personne qui ne sait pas trop ce qu'elle veut faire de sa vie sera forcément moins motivée à apprendre qu'une personne qui en a une image nette et distincte. Parce que la première saura pour quelles raisons elle doit aller chercher telles et telles compétences précises, alors que la deuxième peut toujours s'imaginer que ces compétences ne serviront à rien : et à quoi bon faire des efforts pour ce qui est susceptible de ne servir à rien? Un soi élaboré, c'est-à-dire une identité bien délimitée, est le meilleur socle sur lequel construire un projet pédagogique.
Le second ingrédient central de l'amour me semble être la curiosité. C'est un des éléments qui fait que l'amour est plus grisant au début que par la suite. Ultérieurement, la projection dans l'avenir continue, et elle devient même de plus en plus facile étant donné qu'on connait l'autre de mieux en mieux. Mais justement parce qu'on le connait de mieux en mieux, la curiosité due à la nouveauté diminue. Or, cette curiosité est aussi centrale dans l'apprentissage, qui est souvent une mise en contact avec un savoir nouveau, ou encore le développement de compétences par rapport à de nouveaux objets.
Quant au troisième ingrédient central, celui de l'attachement, il est moins directement lié à l'apprentissage. Ceci dit, comme beaucoup d'apprentissages se font dans un contexte relationnel entre apprenant et enseignant, cette relation peut motiver presque autant que la relation amoureuse. Dans une relation amoureuse, l'attachement est créé par le fait de se sentir important pour l'autre, valorisé tel qu'on est. Dans une relation apprenant-enseignant, il peut être suscité par le sentiment de fierté que l'enseignant manifeste envers son apprenant, et qui fait que l'apprenant se sent valorisé pour ce qu'il devient.
Une des raisons pour lesquelles on se sent plus légitime de valoriser l'amour (comme projection de soi-même avec l'autre) que la profession (comme projection de soi-même seul), c'est que le deuxième donne parfois l'impression suspecte d'un intérêt pour soi excessif. Or, il faut rappeler qu'il y a dans la profession beaucoup de relations interpersonnelles, et qu'elle mobilise autant la question de ce qu'on veut léguer à l'humanité que le fait la parentalité, par exemple, pourtant moins automatiquement suspecte. Ce n'est qu'un reste de collectivisme, peut-être judéochrétien, qui nous fait redouter cet individualisme. Mais sans une valorisation minimale de l'individualisme, l'apprentissage comme développement de soi ne peut être valorisé. L'apprentissage contribue à développer la collectivité, mais toujours dans un second temps; dans un premier temps, parce qu'il se fait dans un seul cerveau, il éloigne nécessairement des autres.
Le tout est de valoriser autant ce premier temps, qui éloigne des autres, que le deuxième temps : celui où la personne qui a découvert du nouveau revient vers la collectivité pour le lui enseigner et la faire progresser. Celui, en un mot, où la personne professe, c'est-à-dire fait profession de foi de l'idée qu'elle a construite. Cette idée est toujours une image de soi en relation avec d'autres personnes, le monde, l'humanité; mais elle ne peut pas faire l'économie d'être une image de soi comme personne, comme individu, comme agent. Trop de gens, même en éducation, parce qu'ils blâment ces concepts, empêchent toute vraie évolution sociale. Une relation conjugale saine est un projet à deux, mais issu de la négociation entre les projections de deux cerveaux distincts, ce qui ne rend pas pour autant un couple moins collectif. Apprenons donc à valoriser l'orientation professionnelle autant que l'orientation romantique ou que l'orientation familiale, et nous nous donnerons les moyens de bien mieux motiver à apprendre.
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