Baillargeon neurochirurgien : hommage à un monument pédagogique québécois

[Ce billet de blogue retranscrit une lettre ouverte proposée au Devoir, qui n'a pas été publiée pour les raisons que j'explique ci-contre. Ce segment initial y est ajouté en guise d'introduction.] Je soumettais ce texte au Devoir le 4 juillet 2022 à 0:12. Louise-Maude Rioux Soucy, directrice de l'information - et apparemment travailleuse-à-toute-heure comme moi-même - me répondait le même jour à 22:36 : «Votre sympathique proposition nous a étonnés. Ce sont là de bien jolies fleurs - ô combien méritées - que vous lancez ici à Normand Baillargeon. Je suis moi-même une fan et j’admets avoir reconnu dans votre texte toutes les qualités de ce grand chroniqueur essentiel, qui est également un penseur habile et un passeur redoutable. Toutefois, le texte hagiographique n’est pas un format fréquent dans la section. Et hélas, vérification faite, on le réserve aux retraites et aux disparitions. Reste que cet exercice admiratif risque de faire un bien fou à notre chroniqueur. Me permettez-vous d’au moins le lui partager à défaut de pouvoir le publier?» Ce à quoi je répondais : «Je comprends bien. Oui, ce sera avec plaisir. :-)» Pour l'instant, il est un de la poignée de personnes qui l'ont lu. Comme je trouve ce texte plutôt joli et que j'y synthétise plusieurs positions qui sont probablement encore plus tremblayiennes que baillargeoniennes, il me semblait pertinent qu'il soit partagé assez haut sur ce blogue destiné à l'éducation. Bonne lecture!

 

Il arrive que les apprenants, à la fin d’une année scolaire, donnent un cadeau à leurs enseignants pour souligner leur bon travail. À l’aube du congé estival de la chronique de Normand Baillargeon, c’est ce que j’ai voulu faire pour le remercier de sa contribution significative à la progression de l’éducation du peuple québécois.


Il y a une seule meilleure manière d’opérer un cerveau.

C’est-à-dire qu’il y a autant de manières qu’il y a de cerveaux. Mais il y en a une seule par cerveau : et si on l’opère avec la mauvaise… On imagine ce qui peut se passer. Tout le travail du neurochirurgien est de trouver la meilleure. Il tient la vie du patient sous son scalpel. C’est pour ça qu’il est rigoureusement sélectionné et longtemps formé. 

L’éducation qui a créé le neurochirurgien peut être vue comme une neurochirurgie en soi. Elle agit sur les cellules plutôt que sur les tissus, mais à force, elle les remodèle. Le scalpel de l’enseignant, c’est la parole par laquelle il transforme l’esprit des apprenants. Il vaut mieux ne pas couper au hasard, comme ne pas parler au hasard.

Normand Baillargeon parle toujours en pesant ses mots. Il connait leur histoire, leur valeur et leur portée, et il n’en place ni plus ni moins que nécessaire. Son double parcours en sciences éducationnelles et en philosophie l’a formé à cette rigueur. Contrairement à trop d’autres, il n’a cédé ni à l’abstraction exagérée ni à la rectitude politique.

Il est rassurant qu’il tienne une chronique dans Le Devoir. Il est rassurant qu’il ait été enseignant pour les futurs enseignants à l’UQAM pendant de longues années. Au fond, sa chronique dans ce journal est la continuation de son travail dans les salles de classe de l’UQAM : partout, il fait œuvre de pédagogue rigoureux. Qu’il enseigne aux profs ou au peuple québécois, il opère avec la même précision de neurochirurgien.

De là vient sa promotion de l’éducation fondée sur la démonstration. De là vient sa défense de l’enseignement explicite, solidement soutenu par la recherche. Il semble tout sauf psychorigide. Présentez une bonne démonstration; il changera sans doute d’idée.

Entretemps, qu’il défende ce qui a été démontré n’est pas de la fermeture à l’innovation pédagogique. C’est une conscience du risque d’un changement infondé. De même qu’on ferait un suivi intensif d’une nouvelle technique neurochirurgicale, il faut faire le suivi intensif d’une nouvelle technique pédagogique. 

De là son combat contre le Renouveau pédagogique québécois des années 2000. Celui-ci n’a pas été étudié avant, très peu pendant et après son application; quand il l’a été, les conclusions étaient neutres ou négatives; on l’a maintenu malgré tout. M. Baillargeon a exprimé son désaccord haut et fort, souvent au risque de l’ostracisme. Pour lui, le bienêtre pédagogique des Québécois passe avant son propre confort dans la communauté éducationnelle. C’est ce qui en fait un des grands pédagogues de la nation.

On lui reproche de s’opposer au constructivisme. Il s’oppose surtout au constructivisme radical d’Ernst von Glasersfeld – qui, si on le pousse jusqu’au bout, refuserait d’admettre jusqu’à l’existence du cerveau. Que tout apprentissage soit une construction de l’apprenant, M. Baillargeon l’admettrait sans doute. Si le constructivisme n’allait pas plus loin, il y aurait peu de débat. Le débat vient de ce qu’il vire souvent en relativisme épistémique. Et une éducation relativiste est aussi fonctionnelle qu’une médecine relativiste. On imagine peu un médecin opérer en pensant que le corps n’existe pas. Trop d’enseignants, pourtant, paraissent nier la concrétude du cerveau…

Mais reconnaitre ce qu’est l’éducation au niveau neuronal ne revient pas à dire que tout enseignant devrait travailler avec un IRMf, ni qu’il est nécessaire pour établir quelque plan d’intervention que ce soit. Les comportements des apprenants sont des manifestations suffisantes pour s’ajuster, comme le sont les signes et symptômes pour la plupart des interventions neurologiques… qui n’exigent heureusement pas si souvent de dévisser la boite crânienne. D’où l’application de ses méthodes d’autodéfense intellectuelle – qu’il a si bien enseignées à toute la francophonie – aux neuromythes éducationnels et autres légendes pédagogiques pseudoscientifiques.

Les savoirs expérientiels enseignants ont une certaine valeur. Ils sont l’un des trois piliers d’une pratique fondée sur les preuves, avec la recherche et les caractéristiques des apprenants. Mais à chaque question son type de réponses. Résister à la tentation de croire que son expérience est nécessairement représentative et non biaisée est un défi constant pour tout praticien. M. Baillargeon, en tant qu’enseignant lui-même, l’a bien relevé.

Merci à vous, M. Baillargeon, d’avoir contribué à implanter dans les cerveaux de tant d’acteurs québécois de l’éducation – dont le mien – le souci de la rigueur.

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