Système nerveux, agentivité et égo : entre manque et excès d'identité

Le concombre de mer a la spécificité d'avoir un système nerveux temporaire. Ce dernier lui sert à se mouvoir le temps de trouver la roche idéale à laquelle s'accrocher; à partir du moment où cette roche est trouvée, le système nerveux ne sert plus à rien à l'organisme, qui s'en débarrasse donc. Cette particularité est révélatrice de la seule utilité d'un système nerveux : contrôler le mouvement volontaire.

Chez des organismes relativement simples, il le fait surtout par des réactions réflexes aux conditions environnantes. Chez des organismes plus complexes, comme l'être humain, il garde la même fonction, mais la remplit autrement. À partir d'un certain niveau de complexité, la façon la plus économe d'inciter l'organisme à se mouvoir est de lui créer une image de soi à partir de laquelle il se développera des routines d'action. Le terme le plus courant pour désigner cette image est celui d'«identité». Celle-ci peut être plus ou moins représentative, donc identique à ce qu'est l'organisme lui-même; mais dans tous les cas, c'est à partir de cette identité que l'organisme est appelé à prendre des décisions.

Ceci dit, la formation de l'identité n'est pas automatique. Ou disons plutôt que le fait que l'identité puisse plus ou moins correspondre à l'organisme indique que, si l'identité est nécessairement formée, cette formation peut être plus ou moins optimale. La latitude dans la formation identitaire, et dans le fait d'agir en correspondance ou non avec son identité, porte le nom d'«agentivité». L'organisme est un agent dans la mesure où il considère qu'il peut faire des choix à partir d'un éventail d'existences potentielles. En effet, sans possibilité de choisir, à quoi servirait-il à un organisme de travailler à se développer une identité et à identifier les actions qui découlent logiquement de ses besoins?

À ce point, le seul travail que l'organisme semble devoir faire est d'identifier ces besoins et de les satisfaire. Mais le fait est que l'organisme est lui-même changeant, donc que ces besoins le sont également. Aussi, considérant la complexité des besoins d'un organisme humain, il y a fort à parier que la première identité formée ne soit pas exacte. Pour ces deux raisons, une identité peut être trop rigide si elle est fixée trop tôt et une bonne fois pour toutes. Quand c'est le cas, l'organisme a tendance à se mettre des œillères et à avoir de la difficulté à y admettre les nouveaux éléments qui devraient y figurer pour l'étendre, la préciser et la rendre toujours plus exacte. Cette tendance est souvent dite «égo». L'égo est une identité excessive qui, en empêchant de considérer un ensemble de besoins, empêche aussi de travailler à les satisfaire par de potentielles actions en ce sens.

Après avoir longtemps été très critique envers l'égo, je dois avouer en être désormais plutôt admiratif. C'est une autre erreur que j'essaie de dépasser. Elle est aussi pire que celle dans laquelle j'ai été longtemps : à savoir de tellement insister sur le caractère changeant des besoins que je considérais toute identité comme problématique. Or, l'identité sert à faire des choix. Plus elle est claire, plus les choix seront faciles. Conclusion : je n'avais pas d'identité claire, et donc les choix ne m'étaient pas faciles. 

Je parle au passé, mais je dois avouer que c'est encore pas mal le cas au présent. C'est donc le travail que j'accomplis actuellement en psychothérapie : prendre la riche matière première qu'est ma vie et en extraire une identité plus claire. Parce qu'heureusement, dans mon cas – probablement dû à mon énergie et à ma motivation –, l'indécision chronique ne s'est pas manifestée par une paralysie, mais par des choix nombreux et changeants. Ça rend au moins plus facile le travail de savoir qui je suis, puisque j'ai beaucoup d'évènements auxquels réfléchir pour identifier mes préférences. 

N'empêche que je réalise ce à côté de quoi ce manque d'identité m'a fait passer. Je serais assurément rendu bien plus loin dans la vie dans le domaine où je me suis finalement établi (la recherche éducationnelle) si je n'avais pas traversé tous ces remous d'orientation professionnelle. Et j'ai beau me dire et me faire dire que ça me fait un riche bagage dont je peux tirer, force est d'admettre que je m'en serais fait un tout aussi riche, mais plus utilisable, si mon identité avait été plus claire dès le départ. Ce pourquoi mon projet de recherche doctoral se concentre sur l'orientation professionnelle de la multipotentialité, c'est-à-dire de l'état des personnes ayant des capacités élevées et intérêts diversifiés. Si mes résultats peuvent éviter à de futurs Frédéric une telle frustration face au temps perdu, et faire bénéficier davantage l'humanité de leurs potentialités, ce sera tant mieux.

Et d'ici là, pour m'éviter de tomber dans l'excès contraire – à savoir de considérer l'identité comme quelque chose d'exclusivement positif et d'en négliger les risques –, je me dis que si j'avais plutôt procédé à une fermeture prématurée, mon identité serait bien plus formée, mais aussi bien moins étendue que ce qu'elle sera une fois mon chantier majeur de formation identitaire terminé. Je me compare à d'autres personnes dont j'admire la clarté de l'identité, mais dont je suis aussi capable de reconnaitre le caractère plutôt étroit, et je me dis que cette étroitesse est sans doute le prix à payer pour être tombé dans l'excès de formation identitaire.

Évitons donc que l'identité, comme le concombre marin qui se débarrasse de son système nerveux, en vienne à se scléroser par manque d'investissement dans son adaptation. Gardons-la mobile et flexible, sans toutefois non plus craindre de s'en former une. Parce qu'une absence d'identité empêche autant de répondre aux besoins de l'organisme qu'une identité fossilisée, tâchons d'en avoir une qui ne change pas vite au point d'être brouillée, mais pas non plus tellement lentement qu'elle en vient à ne pas évoluer du tout. L'apprentissage tout au long de la vie exige cette remise en question occasionnelle du soi.


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