Doué·e·s/zèbres : l'anticonceptualisme est antipédagogique
J'ai récemment coanimé une activité visant à définir les besoins de mentorat d'élèves doué·e·s de 1re et 2e secondaire. Or, même si elles et ils avaient tou·te·s une identification faite à partir d'une évaluation neuropsychologique, il fallait éviter de mentionner le terme «douance». Ainsi, on leur a dit qu'on les avait rassemblé·e·s étant donné qu'elles et ils avaient en commun de grandes curiosité et créativité. Le local dans lequel se passait l'activité arborait un portrait de zèbre, soit le nom que se donnent souvent des personnes doué·e·s ne voulant pas porter l'étiquette de «douance» (Québec) ou de «haut potentiel» (Europe).
De ce que je peux constater, cette tendance à s'opposer à la catégorisation est courante dans le monde de l'éducation. Moi qui arrive dans ce domaine après un long moment en santé, je ne peux qu'en rester perplexe. Je comprends que l'étiquetage a ses dangers. Du côté des professionnel·le·s qui l'utilisent, il y a le risque d'unidimensionnaliser les bénéficiaires (patient·e·s, client·e·s ou élèves) au point de ne plus voir qu'une seule de leurs caractéristiques. Du côté des bénéficiaires, il y a le risque de confondre cette étiquette avec son identité au point de considérer que ses manifestations sont indépassables. Or, l'utilité même de l'étiquette est de permettre de diminuer les conséquences négatives de ces manifestations... voire de faire disparaitre au complet ces manifestations. Mais se débarrasser des étiquettes étant donné ces dangers, c'est s'empêcher d'en exploiter toute l'utilité; c'est jeter le bébé avec l'eau du bain.
«Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve», écrivait le poète Hölderlin au 19e siècle. Car le fait de penser en concepts clairs accélère en effet de beaucoup la réflexion personnelle. De même, le fait de mettre des mots sur ces concepts facilite la communication et permet donc une réflexion collective. L'anticonceptualisme beaucoup trop présent en éducation empêche de réfléchir personnellement et collectivement aussi bien que le domaine pourrait le faire s'il embrassait les concepts et les mots.
Ce qui se passe en soins de santé, où foisonnent les termes techniques précis, en est un exemple probant. A-t-on l'idée de renommer les diabétiques des «rhinocéros»? L'efficacité communicationnelle en serait réduite de beaucoup. Ne serait-ce que parce qu'il y a deux types de diabète, très simplement et directement dits «diabète de type 1» et «diabète de type 2». S'il fallait se rappeler que «rhinocéros d'Afrique» réfère au premier type et «rhinocéros d'Asie» au second, on comprend bien que le travail serait ralenti. Or, de ce que je sais, il est relativement rare que les patient·e·s disent se sentir réduit·e·s à leur diabète parce qu'on utilise cette étiquette diagnostique avec elles et eux. On comprend que c'est un outil pratique pour désigner sa maladie, qui est ce qu'on traite, sans négliger pour autant l'adaptation particulière de cette maladie que constitue son cas particulier ni la globalité de sa personne au-delà de cette maladie particulière.
S'empêcher d'utiliser de tels outils en éducation me semble une attitude antipédagogique. C'est s'empêcher de rendre les communications entre enseignant·e·s et personnel non enseignant, ainsi qu'entre les membres du personnel non enseignant, aussi rapides qu'elles pourraient l'être. Et l'éducation est aussi chronosensible que les soins de santé, même si on l'oublie souvent. Comme on dit pour le traitement d'un AVC : «time is brain». Le temps d'intervention perdu parce qu'on est frileux à utiliser les termes techniques, c'est du temps qu'on sous-utilise pour développer les jeunes cerveaux.
La douance n'est pas un diagnostic au sens de l'actuel DSM-5, contrairement à son opposé qu'est la déficience intellectuelle. (Quoique, dans un éventuel DSM-5-TR ou DSM-6, la douance compliquée sera peut-être un diagnostic, de même que le deuil compliqué est pathologique même sans que le deuil le soit.) Ça me semble être la seule raison valide d'hésiter à utiliser l'étiquette de «douance». Ceci dit, ça semble être un consensus du milieu que les interventions éducationnelles doivent être adaptées aux élèves doué·e·s. Il n'y a donc aucune raison de ne pas utiliser le terme technique spécifique désignant cette identification. Aussi, l'argument précédent ne s'applique pas pour toutes les autres étiquettes liées aux troubles neurodéveloppementaux qui interfèrent avec un apprentissage optimal (TDAH, dyslexie, etc.), et au niveau desquelles on rencontre souvent la même hésitation à utiliser les diagnostics officiels.
Deux raisons me semblent seules pouvoir l'expliquer. (1) On craint que les enfants soient trop jeunes pour qu'on puisse bien leur montrer comment éviter de se réduire à cette seule caractéristique. À mon sens, s'empêcher d'être honnêtes avec eux pour cette raison revient davantage à admettre nos limites que les leurs. C'est un échec de nos compétences à bien enseigner, qu'il faut donc dépasser. (2) On craint que les professionnel·le·s ne soient pas capables de considérer les élèves dans toute leur complexité et se replient donc sur la simplicité de ces outils. Ceci revient aussi à admettre nos limites ainsi que l'échec de nos compétences à bien enseigner... qu'il faut donc aussi dépasser. Je fais assez confiance à notre motivation pour ne pas succomber à la paresse d'enseigner à des traits et à des termes plutôt qu'à des personnes. Et si, pour l'éviter, il ne faut que davantage former les enseignant·e·s à la psychologie, eh bien, pourquoi pas?
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