Dédiscipliner théorie et pratique : une fausse bonne idée

Ça ne surprendra personne qui me connait personnellement un tant soit peu si je dis que je me suis longtemps considéré interdisciplinaire. Pour le lectorat qui ne me connait pas du tout, mon parcours scolaire en donnera une idée : sciences culturelles (humaines et sociales) → philosophie et littérature  sciences naturelles  médecine → éducation. Et je n'étais pas mêlé parce que j'aimais un peu de tout, mais parce que j'aimais beaucoup de tout... assez pour constamment tenter de jeter des ponts entre mes différentes passions : d'abord entre la médecine et l'édition en m'impliquant dans des journaux étudiants médicaux et en en fondant un, puis entre la gériatrie et l'édition en fondant une entreprise d'assistance à l'écriture autobiographique pour les ainés, etc. L'éducation est un meilleur endroit d'où jeter de tels ponts, d'où le fait que j'y suis plus sur mon X que dans n'importe quelle autre discipline.

En fait, je la vois moins comme une discipline que comme un espace interdisciplinaire. Elle semble elle-même me donner raison, du moins par le nom que prennent les facultés universitaires qui s'y consacrent : on parle en effet de «facultés des sciences de l'éducation», alors qu'on parle plutôt de «facultés de médecine» ou de «facultés de droit». Je me suis longtemps dit que c'était parce que l'éducation était trop jeune pour être une science/discipline unique et intégrée. Je pense maintenant que sa force est plutôt d'être un espace interdisciplinaire qu'une discipline en soi. (On aurait quand même avantage à parler de «facultés d'éducation» pour souligner qu'il s'agit, plutôt que d'une science, d'une pratique qui fait flèche de plusieurs sciences culturelles, comme le droit, et comme la médecine pour les sciences naturelles.)

Mais l'exploitation de cet espace interdisciplinaire ne doit pas être perçu comme une finalité en soi. Certaines personnes qui s'y trouvent trop longtemps, et constatent donc la relative contingence des disciplines telles qu'elles existent aujourd'hui, en tirent la conclusion que les bulles forcément formées par ces disciplines sont des murs à faire tomber. La manifestation scolaire la plus forte de cette dédisciplinarisation consiste à vouloir que l'université cesse de fonctionner en facultés distinctes, ce que proposait Noam Chomsky, dont l'avis n'est pas de peu de poids dans la pensée étatsunienne.

Pourtant, dédisciplinariser la théorie, et par voie de conséquence la pratique, est une fausse bonne idée. Pourquoi? Pour le comprendre, il faut avoir une idée claire de ce qu'est une discipline. J'en tiens ma compréhension de la lecture très éclairante de La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn (le premier à avoir utilisé le mot «paradigme» dans le sens qu'on lui donne, avant qu'il soit galvaudé par son utilisation à propos de tout et de rien). Il analyse ainsi la discipline qu'est la physique, à travers des exemples empruntés à des changements de paradigmes qu'elle a connus – le passage de la mécanique aristotélicienne à la mécanique classique, puis de celle-ci à la mécanique quantique. Il propose donc qu'une discipline est un ensemble de pratiques et de personnes (quCsíkszentmihályi distinguera plus tard en les nommant respectivement «domaine» et «champ») visant à répondre à un ensemble de questions données. Une discipline peut donc être conçue comme un système scientifique autostimulant. Un changement de paradigme se produit à l'intérieur d'une discipline et consiste en l'irruption d'une manière de concevoir ces questions tellement différente de la précédente qu'elle en devient incompréhensible pour qui n'a pas changé de paradigme : pour illustrer le phénomène, on peut penser au fait qu'on ne peut voir en même temps les deux versions possibles du cube de Necker, ou encore le canard et le lapin dans l'image ambigüe du canard-lapin. Pour Kuhn, ce problème est surtout résolu par le passage des générations, ou pour le dire plus crument : par le fait que les disciplinaires plus âgés incapables de changer d'idée meurent éventuellement, et que les plus jeunes adhérant à la nouvelle idée prennent leur place.

À partir d'ici, je prends le relais de Kuhn (sans avoir la prétention de réaliser un changement de paradigme dans son épistémologie, mais seulement un ajout mineur). Considérant qu'un changement de paradigme constitue un schisme – une division  intradisciplinaire, se pourrait-il qu'il y ait un point où la révolution opérée est tellement grande qu'on a avantage, plutôt que de rester à l'intérieur de la précédente discipline, à en créer une nouvelle? C'est ce qui se fait souvent. Un exemple que j'aime bien mobiliser, parce qu'il est relativement récent et assez bien connu d'un lectorat avec une base de lettres ou de sciences culturelles, est celui de la psychanalyse. Sigmund Freud était au départ un médecin neurologue. Trouvant les outils de la neurologie insuffisants pour expliquer les troubles à symptomatologie neurologique fonctionnelle  une sous-catégorie des troubles à symptomatologie somatique, autrefois appelés «troubles de conversion» , il s'est réorienté vers l'étude des mécanismes de l'esprit au point de proposer la fondation d'une nouvelle science : la psychanalyse. Celle-ci a par la suite attiré suffisamment de médecins pour que ceux-ci (d'abord seulement des hommes, d'où la non-féminisation du pronom...) s'organisent des réunions, éditent des revues, etc., autant d'instances validant les savoirs proposés par les représentants de la discipline et implantant un esprit critique collectif qui distingue la science de la pseudoscience. Éventuellement, on n'a plus eu besoin d'être médecin pour être psychanalyste : il a suffi d'être formé par un autre psychanalyste, entre autres en étant psychanalysé.

Dédiscipliner est une mauvaise idée parce que la discipline offre, par sa fermeture, un espace suffisamment clos pour que les discussions s'y passant brassent davantage d'idées que si elles se tenaient parmi l'humanité entière... tout en permettant, par l'échange interdisciplinaire et la possibilité de créer de nouvelles disciplines, une ouverture qui n'empêche pas le savoir de progresser. Bien sûr, tout le monde n'est pas Freud, et il faut une forte dose d'autoestime et de motivation pour tenter de fonder une nouvelle discipline, et une encore plus forte dose de capacités cognitives pour réussir à le faire. Ceci dit, le meilleur moyen de faciliter la néodisciplinarisation – la création de nouvelles disciplines – ne me semble pas être d'abolir les disciplines (ce qui contredit l'idée d'en fonder de nouvelles...), mais de les assouplir : c'est-à-dire de faire comprendre leur relative contingence, notamment en présentant la naissance de disciplines qu'on pourrait croire exister de toute éternité, en montrant comment certaines sont mortes, en insistant sur le développement interne de la discipline où on opère... bref, en faisant de l'épistémologie.

J'aime l'éducation parce qu'elle est un espace interdisciplinaire. Mais l'espace interdisciplinaire est exploité à son plein potentiel lorsqu'on l'utilise pour faire émerger des néodisciplines. Par exemple, si j'avais à résumer ce que je tente de faire en éducation, ce serait d'y fonder une discipline étudiant la quantification des potentialités humaines, qui me semble une étape nécessaire pour les augmenter. J'étudie donc la carriérologie (l'orientation/le développement professionnels), mais aussi le développement physique et psychique de l'enfant – qui a l'avantage de montrer sur une courte période comment une potentialité devient une actualité – et l'économie  en me disant qu'elle me sera sans doute utile pour trouver les unités de mesure des potentialités humaines ainsi que les outils pour les calculer et les maximiser. Je n'ai même pas encore de nom à proposer pour cette néodiscipline et suis donc encore loin de la fonder. Pourtant, le fait d'avoir très récemment compris le rôle optimal que peut y jouer l'interdisciplinarité, c'est-à-dire d'être un moment dans le processus de néodisciplinarisation, me donnera surement un bon coup de pouce.

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