Enseigner le savoir-être : y a-t-il consensus sur l'être?
Ce que j’attaque ici, c’est le concept de savoir-être. Son utilisation tend surtout à se propager dans la terminologie des programmes de formation professionnalisants, surtout ceux de la santé et de l’éducation. Il désigne un ensemble de compétences non disciplinaires dites «douces» («soft skills»), c’est-à-dire des compétences surtout interpersonnelles telles que l’empathie, la générativité, l’ouverture, etc. Il s’oppose au savoir-faire des compétences propres à chaque discipline et aux tâches qui lui sont reliées.
Mon idée est qu’un autre terme convaincrait mieux de l’enseignabilité – et donc de l’apprenabilité – des compétences concernées. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas consensus sur ce que signifie «être». Si on a commencé à parler d’«être humain» plutôt que d’«Homme» pour désigner le genre humain, c’était seulement pour le rendre plus inclusif en y intégrant la gent féminine. On gagnerait sans doute à parler d’«Homo sapiens» quand c’est bien la seule espèce qu’on englobe dans cette appellation, c’est-à-dire la très forte majorité du temps. Ç’aurait l’avantage de garder une expression non genrée tout en évitant le flou de la notion d’être. Car on peut légitimement avoir l’impression que le fait qu’«humain» soit ici un adjectif indique que ce dit humain fait partie d’une catégorie plus grande que lui; et alors, cette catégorie s’arrête-t-elle aux êtres animaux, ou inclut-elle aussi les êtres végétaux, voire les êtres minéraux non vivants? Mystère.
Ce sont là des considérations très heideggériennes (de Martin Heidegger, un penseur allemand du 20e siècle qui aimait jongler avec les termes d’«Être» et d’«étant» et diagnostiquait à toute la pensée occidentale un abscons «oubli de l’Être»). Heidegger a certes inspiré un grand nombre de penseur·euse·s aux idées exprimées plus clairement que les siennes (Arendt et Sartre, pour ne nommer que les plus connu·e·s). Il n’en a pas moins condamné à une triste confusion de bien plus grands lectorat et auditoire. On peut donc dire sans trop de crainte de se tromper qu’Heidegger n’a pas été une Lumière de la technique éducationnelle – contrairement aux Lumières françaises du 18e siècle (Voltaire, Diderot, Rousseau, Montesquieu) et à l’Aufklärung allemande surtout portée par Kant. Hasard, que la notion d’Être soit centrale dans la pensée de Heidegger? Ou n’est-ce pas lié au fait que c’est un mot fourre-tout auquel on peut faire dire tout et son contraire?
S’il est difficile de savoir ce que veut dire «être», il sera forcément difficile de savoir ce que veut dire «savoir-être», et donc aussi de l’enseigner et de l’apprendre. Quelle alternative je propose? «Compétences socioaffectives» serait intéressant. Certaines sont davantage liées à des domaines spécifiques (ex. : l’empathie pour la santé, la générativité pour l’éducation); d'autres sont utiles partout (ex. : l’ouverture). Les premières pourraient être dites «uniprofessionnelles», les deuxièmes «multiprofessionnelles».
Hamlet se demandant s’il doit être ou ne pas être avec un crâne dans la main ne me semble pas engagé dans le processus éducationnel le plus porteur qui soit. Comme on le dit ailleurs dans la pièce shakespearienne : «Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.» Se pourrait-il que ce soit la notion d’être? Je soumets l’hypothèse.
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