Les deux écoles : transmission et autonomisation
L'école transmet explicitement des connaissances; elle transmet implicitement des principes – ce qu'on appelle plus couramment des «valeurs». Autant ces connaissances que ces principes doivent être transmis pour que la société se reproduise. Mais au moins depuis les Révolutions étatsunienne et française, ou depuis l'industrialisation, ou peut-être depuis la promotion de l'esprit critique chez les Anticogrecs, la société n'entend pas seulement se reproduire : elle cherche aussi à s'améliorer, à se perfectionner, à progresser au fur et à mesure des générations. Elle utilise donc l'éducation plus seulement pour transmettre, parce que l'amélioration implique d'aller au-delà de la seule transmission, mais aussi pour enseigner la capacité – pour le dire en un mot désormais à la mode – à innover.
Mais l'amélioration n'implique pas seulement d'aller au-delà de la transmission; parfois, en fait souvent, elle exige d'aller contre elle. Innover, c'est surtout dépasser les habitudes et les traditions reçues du passé. Or, que transmet-on sinon – justement – des habitudes et des traditions? Il y a donc une tension entre les deux buts fondamentaux de l'école moderne, au point qu'on puisse parler de deux écoles. La première vise à former des citoyens, c'est-à-dire des humains au service de leur collectivité. La deuxième vise à former des personnes, c'est-à-dire des humains au service d'eux-mêmes et de leurs propres idées. Ce n'est qu'en encourageant l'individualité et l'autonomie, donc aussi l'individuation et l'autonomisation comme processus qui y mènent, que l'école peut créer les cerveaux les plus susceptibles d'innover.
C'est pour cette raison que j'aime particulièrement l'oeuvre pédagogique de Normand Baillargeon. Qu'il ait été doublement formé en philosophie et en éducation, et que ses lectures s'étendent comme les miennes à l'ensemble des sciences culturelles (et sans doute aussi naturelles), y contribue probablement. Ce que j'aime de son oeuvre donc, c'est son insistance sur le développement de l'esprit critique. Alors que la triple mission attribuée à la scolarisation par le Programme de formation de l'école québécoise (PFEQ) – instruire, socialiser, qualifier – ne fait aucune place à l'innovation et à l'autonomisation, Baillargeon reconnait que, dans la mesure où nous voulons que l'éducation participe au progrès, elle doit rendre les élèves critiques. La chose est difficile à faire, dans la mesure où elle revient à demander qu'au lieu de faire boire la cigüe aux Socrate contemporains, on cherche à transformer en Socrate tous les enfants et les adolescents; qu'au lieu de seulement endurer leurs remises en question, on les encourage comme des moteurs éducatifs. Beaucoup d'enseignants disent le faire, mais peu ont un assez bon contrôle de leur égo pour le faire vraiment, ou bien pour le faire avec enthousiasme.
La nécessité de transmettre vient de la néoténie humaine : du fait que les humains, contrairement à la forte majorité des autres animaux, ne sortent pas déjà indépendants du ventre de leurs mères. Elle répond à un impératif naturel. L'autonomisation, l'innovation, le progrès ne sont ni nécessaires, ni impératifs. Ce sont des caractéristiques qui émergent de la capacité humaine de concevoir le monde différemment de ce qu'il est – de se projeter, c'est-à-dire de faire des projets – et de chercher à faire advenir ce monde différent. Se transformer soi-même, transformer le monde : autant de manifestations du principe d'émergence, qui fait que le tout est parfois plus grand que la somme des parties quand une qualité nouvelle apparait. Ce qu'on semble parfois oublier, c'est que cette nouvelle qualité n'efface pas les autres, mais s'y ajoute. La capacité d'innover ne change pas le fait que si la culture n'est pas transmise, les sociétés se dissoudront.
C'est un fait que négligent trop de personnes dans l'actuel débat sur l'Institut national d'excellence en éducation (INEE). Contre son projet de standardiser les pratiques enseignantes à partir des résultats de la recherche interventionnelle, on soulève l'argument de l'unicité de chaque apprenant. C'est ne pas comprendre que, dans la mesure où ils apprennent avec un cerveau, tous leurs apprentissages reposent sur une certaine base commune à partir de laquelle on peut proposer des pratiques exemplaires. Des motifs socioaffectifs exigent une certaine adaptation de l'enseignement pour bien transmettre, mais pas aussi grande qu'on semble le dire. L'enseignement qui demande le plus d'adaptation est celui visant à autonomiser, puisqu'il sert spécifiquement à renforcer l'unicité de chaque personne – contrairement à la transmission qui sert à créer de la communauté, et mise donc forcément sur l'uniformisation.
En refusant la notion de pratiques exemplaires uniformisantes, on s'empêche de transmettre optimalement. De l'autre côté, on ne donne absolument aucune preuve que la diversité de pratiques enseignantes prêchée favorise d'une manière ou d'une autre l'autonomisation des apprenants. Ma longue expérience d'apprenant me donne plutôt l'impression que l'école actuelle fait plutôt mal son travail en la matière. Mon esprit critique, je l'ai davantage développé dans les assemblées délibérantes des associations étudiantes et des partis politiques que dans les cours d'éthique et culture religieuse (ECR) ou de philosophie collégiale, qui auraient pourtant été les plus appropriés pour me transformer en Socrate. Les rares enseignants qui ont contribué à m'autonomiser étaient, eh bien! aussi ceux qui transmettaient le mieux leur matière en appliquant les pratiques exemplaires issues de la recherche interventionnelle.
Pour ce qui est du rôle de transmission, je ne résumerai pas ici les méthodes les plus efficaces. Elles sont bien documentées ailleurs. Quant au rôle d'autonomisation, qu'on a attribué plus récemment à l'école et à propos duquel moins de recherche s'est faite, j'aimerais soumettre une hypothèse : que la pratique autobiographique en contexte scolaire pourrait être le meilleur moyen d'y contribuer. Pourquoi? Parce qu'elle pousse l'autobiographe à se concevoir comme (1) un sujet digne d'intérêt, (2) une personne unique, et (3) un humain qui, bien qu'initialement formé par d'autres, peut aussi s'autoformer en s'orientant vers des buts qu'il a lui-même décidés. Écrire sur soi pousse à réfléchir à ce qu'on veut comme principes directeurs de sa propre vie, comme finalités des actions qu'on raconte. L'intégration des récits de vie dans un parcours éducationnel pourrait être le meilleur moyen d'autonomiser l'apprenant.
Si j'ai raison, c'est de ce côté qu'auraient avantage à se concentrer l'interprétativisme et les méthodes qualitatives qui en découlent, qui ont depuis un moment le haut du pavé en éducation et détournent donc l'énergie du domaine de la recherche quantitative et interventionnelle concernant les meilleures pratiques de transmission. Si les deux ont leur place en recherche éducationnelle, c'est peut-être parce qu'ils devraient se concentrer sur deux volets distincts de l'éducation, qui ont tous les deux leur pertinence et leur importance. Les méthodes quantitatives pourraient se concentrer sur ce qui, chez l'humain, est le plus général, le plus basique, le plus biologique. Les méthodes qualitatives pourraient se concentrer sur les caractéristiques émergentes des apprenants telles que l'autodétermination dans une optique d'innovation et de progrès. On pourrait transférer ici la notion de «non-overlapping magisteria» (NOMA) de Stephen Jay Gould pour le duo science-religion : leurs domaines de savoir, d'intérêt et d'action étant différents, ils ne sont pas réellement en compétition et devraient donc viser une coexistence pacifique. Je continuerai de méditer l'idée... et de suivre ce que peut offrir la recherche narrative à l'éducation.
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