Négliger les potentialités : un crime enseignant
J’ai récemment publié dans Le Devoir une lettre ouverte en soutien à l’Institut national d’excellence en éducation (INEE) proposé dans le projet de loi 23 du ministre de l’Éducation du Québec Bernard Drainville. Comme souvent, je faisais des parallèles entre les professions de la santé et celles de l’éducation. J’ai eu dans le fil des commentaires sous l’article une intéressante conversation avec un enseignant de longue date. J’en retiens surtout ces phrases que m’a opposées mon interlocuteur : «La grande différence entre la médecine et l’enseignement, on peut s’improviser enseignant le temps d’une journée à partir de ‘‘préparations’’, mais pas en médecine. Lorsqu’un enseignant est malade, on le remplace tout simplement par une personne non qualifiée et personne ne meurt.»
Je souligne que cette personne a démontré, tant dans cette conversation que dans d’autres fils de commentaires du Devoir, qu’il n’avait aucune considération pour les chercheurs en éducation. La valeur des travaux de certains d’entre eux se débat; mais l’idée que tout le domaine des sciences de l’éducation puisse être invalidé et qu’on doive lui préférer l’expérience pratique est irrecevable. Ceci dit, cette attitude antiscientifique n’est pas nécessaire pour soutenir son propos que je cite ici, et qui est encore pire que cette attitude. Au-delà de la totale déconsidération pour un ensemble de techniques qu’un enseignant – comme un médecin – pourrait apprendre pour devenir plus compétent, ce qui est exprimé, c’est surtout l’idée de la non-gravité de ce qui est perdu en cas d’incompétence.
Oui, quand une personne non qualifiée enseigne, des personnes meurent : des personnes futures. Ce qui meurt, ce sont les potentialités des apprenants, qui auraient été plus grandes s’ils s’étaient fait enseigner par des enseignants compétents. Ce sont des possibilités de devenir telle ou telle meilleure version de soi-même qui sont condamnées parce qu’on n’a pas développé ses compétences autant qu’on aurait pu. Ce sont des occasions de s’actualiser optimalement qu’on rate pour n’avoir pas suffisamment travaillé à étendre ses capacités et ses intérêts. D’abord parce qu’on n’est pas le mieux placé pour savoir, à cet âge, tout ce que sont les potentialités humaines. Ensuite parce que, quand on le sait, on n’est pas toujours apte et bien placé pour apprendre en autodidacte.
Une idée tenace persiste par rapport aux médecins : à savoir qu’ils sauvent des vies. Que la médecine le fasse ne revient pas à dire que chaque médecin le fait. La plupart des actes médicaux servent plus à allonger l’espérance de vie qu’à sauver une vie directement. Des interventions d’urgence vont sauver des vies directement, mais elles ne constituent pas la majorité de la pratique des soins de santé – et elles la constituent de moins en moins dans le contexte de maladies chroniques qui est le nôtre. Ce que la plupart des médecins font, donc, c’est d’augmenter la durée de la vie humaine (lorsqu’on la pondère pour la qualité – car une grande partie des actes médicaux servent aussi à soulager les symptômes plus qu’à guérir –, on parle ainsi de «quality-adjusted life-years», plus communément désignés par leur acronyme de «QALY»). Autre manière de dire que ce qui est sauvé, ici aussi, ce sont des potentialités humaines. Car avoir plus de temps ne signifie pas qu’on en fera bon usage. L’éducation peut déjà davantage contribuer à enseigner à en faire bon usage que les soins de santé n’en sont capables. Elle est donc à mi-chemin entre l’augmentation des potentialités et la contribution à leur actualisation.
Les praticiens des soins de santé ont un énorme respect pour la durée de vie et la qualité de vie des utilisateurs de leurs services. C’est pour cette raison qu’ils sont autant dévoués à la tâche. Ils sont conscients de tout ce qu’ils peuvent apporter à d’autres. Les enseignants, au contraire, négligent souvent la portée de leur apport professionnel. Ils parlent souvent de valorisation de la profession, sans constater que les premiers à dévaloriser la profession enseignante sont souvent les enseignants eux-mêmes. La première étape vers cette valorisation serait de définir l’enseignement comme une contribution à l’augmentation des potentialités humaines ainsi qu’à leur actualisation. Les soins de santé allongent la durée de la vie humaine; l’éducation rend la vie humaine intéressante.
Au premier regard, il peut sembler plus difficile de concevoir des potentialités humaines que des années de vie. C’est vrai. Mais, pour commencer, le fossé entre les deux n’est pas aussi grand qu’on le croit dans la mesure où des années de vie sont déjà une forme de potentialités humaines : la première capacité nécessaire pour vivre vieux est celle d’imaginer un potentiel soi plus âgé. Pourtant, l’éducation doit aller plus loin. Non seulement elle doit imaginer la continuation de la vie telle qu’elle est (ou du moins sa progression suivant les étapes que les humains traversent normalement avec l’âge); elle doit faire un effort supplémentaire en concevant une vie différente, c'est-à-dire meilleure encore.
Un plus grand effort d’imagination, donc d’abstraction est requis. Autant de la part des apprenants que des enseignants. Quand on sait que les gens ont déjà assez de difficulté avec l’abstraction pour se projeter à long terme et se motiver à rester en santé, on peut être découragé à l’idée qu’ils doivent être capables d’encore plus d’abstraction pour se motiver à s’éduquer – et encore plus à continuer de le faire tout au long de la vie. De là l’importance que les enseignants aient, eux, au moins, cette capacité d’abstraction, pour pouvoir mieux démontrer l’importance d’évoluer et mieux motiver à le faire.
Cette compétence devrait être la première à laquelle on s’attend de la part d’un enseignant. Elle est la clé de voute de son professionnalisme. En effet, que professe un enseignant qui considère que rien n’est perdu quand des enseignants font mal leur travail? Il professe le fait qu’apprendre, se développer et s’améliorer n’ont aucune importance.
Mon vis-à-vis des fils de commentaires aime mettre de l’avant son expérience de terrain par rapport à l’inexpérience des chercheurs des facultés des sciences de l’éducation. Il a peut-être l’impression que cette expérience lui confirme que rien ne change peu importe comment on enseigne, que personne n’apprend, que l’humain stagne, etc. Son expérience confirme peut-être cette impression. Ce fait pourrait cependant aussi s’expliquer par l’utilisation de méthodes pédagogiques inappropriées et inefficaces.
Ne serait-ce que pour avoir beaucoup appris et changé moi-même, je peux confirmer que l’humain en est capable. Je l’ai plus fait en autodidacte qu’autre chose. Mais rien n’empêche d’extrapoler que si des éducateurs plus compétents m’avaient pris en charge, cet apprentissage et ce changement auraient été plus rapides et seraient allés plus loin. Et rien n’empêche de penser que d’autres sont susceptibles d’apprendre et de changer autant s’ils sont pris en charge avec des méthodes qui leur sont adaptées.
Enseignants, je vous en prie, accordez un peu plus d'attention aux potentialités. Les négliger me semble constituer rien de moins qu’un crime contre l’humanité. Dans la mesure où vous voulez être considérés comme des professionnels, agissez comme tels en vous donnant comme les autres, non une obligation de fins, mais une obligation de moyens au moins. Et le premier moyen de contribuer optimalement à développer et à actualiser les potentialités humaines me semble être d’y croire et de les considérer importantes. Cessez donc de vous déresponsabiliser de ne pas le faire en disant que «personne n[’en] meurt».
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