Contre la bienveillance : critique d'une surinterprétation enseignante




J’ai commencé à contester mes enseignantes assez tôt dans la vie. Pourquoi? Parce qu’elles se trompaient. (J’aurais dû apprendre à mieux le faire. Mais un enfant n’apprend pas en autodidacte à gérer ses comportements. Étendre mon vocabulaire, je pouvais le faire seul par la lecture; bien interagir avec les autres, plus difficilement. Les sciences de l’éducation ont fait des pas de géant en termes d’enseignement socioaffectif : je suis content de savoir que d’autres en profiteront.) Si je me faisais un devoir de corriger mes enseignantes, c'était pour éviter que mes collègues de classe apprennent des erreurs. Ce n’était pas agréable, mais dans un temple de la connaissance comme l’école, ça me semblait la moindre des choses à faire, et je me disais qu’elles en seraient reconnaissantes.

On peut deviner qu’elles ne l’étaient pas toutes. Je n’ai pas de souvenir qu’on m’en ait remercié, mais j’ai souvenir qu’on m’en ait puni; ceci dit, c’est peut-être seulement dû au fait qu’une punition marque plus la mémoire qu’un remerciement… J’ai longtemps cru que ce n’étaient que des réactions d’autoestime blessée. À posteriori, je me dis qu’elles considéraient probablement sans doute bien agir par rapport à ce qu’elles interprétaient comme une impolitesse au mieux, comme une malveillance au pire. Mes motifs étaient différents. Je ne corrigeais pas de la même manière ma famille et mes amis quand ils se trompaient, parce que les conséquences étaient moindres, voire insignifiantes.

Sautons de quelques années dans le temps. Quand j’ai commencé la maitrise à l’université, j’avais encore cette même relation au savoir, et je me disais que toute personne étudiant à l’université devait l’avoir elle aussi – tant aux sens descriptif («l’avait probablement») que prescriptif («avait le devoir de l’avoir»). D’autant plus aux cycles supérieurs, où le but n'est plus seulement de transmettre le savoir, mais de l’étendre. Dans des cours faits majoritairement sous forme de séminaires, où nous sommes invité·e·s à commenter les travaux les un·e·s des autres, je me suis donc toujours fait un devoir de perdre le moins de temps possible en éloges. Je me fiais à mes collègues pour ne pas s’être lancé·e·s en recherche si leur autoestime était trop fragile pour leur permettre d’être exposé·e·s à la critique. De la même manière, je les encourageais à concentrer leurs commentaires à mon égard en critiques – qui me permettraient d’améliorer mon travail – plutôt qu’en compliments inutiles.

Quand on a commencé à m’accuser de manquer de bienveillance, je suis resté perplexe. Moi qui faisais tant d’efforts pour bien comprendre le travail de mes pairs et donc pouvoir leur indiquer ce que je considérais être des faiblesses, je me disais que j’étais aussi bienveillant qu’on pouvait l’être. Pas bienveillant envers la part d'elles et d'eux qui cherchait la validation, mais envers celle qui voulait apprendre et s’améliorer. Ça me semble être toujours celle qu’il faudrait prioriser en contexte universitaire – et plus encore aux cycles supérieurs. Et puisque le temps de commentaires en classe est toujours limité, tout le temps qu’on prend à valider est du temps retiré à l’apprentissage et à l’amélioration.

J’ai fini par comprendre que «bienveillant» était un terme courant en éducation.

Je ne doute pas que la plupart du temps, des enseignantes puissent l’utiliser de manière appropriée en ce qui concerne leurs élèves de maternelle ou de primaire, voire de secondaire. C’est qu’il s’agit d’esprits relativement complexes analysant des esprits relativement peu complexes. Mais plus les esprits des analystes diminuent en complexité, et plus les esprits des analysés augmentent en complexité, plus l’interprétation risque d’être erronée. Les motivations d’esprits simples sont des composés faciles à comprendre des besoins de base; celles des esprits complexes peuvent être éminemment difficiles à comprendre. Je devine que le respect pour le savoir – sans doute déjà une sorte d’autoactualisation – que je démontrais dès les premières années de ma scolarité primaire était rare à cet âge, au point qu’on ne pouvait interpréter mes corrections que comme de l’inconscience des effets de ses actions sur les autres ou de la méchanceté typiques des enfants. Mais déjà, à cet âge, c’était une surinterprétation erronée de mes motivations.

Si j’étais déjà plutôt complexe à cet âge, je le suis encore plus au tournant de la vingtaine et de la trentaine. Rien que dans la première moitié de la vingtaine, plusieurs psychiatres s’y sont cassé les dents (et avec un certain temps de consultation); un certain nombre de psychologues aussi. Moi-même, je ne commence qu’à entrevoir l’étendue de cette complexité (c’est le travail d’une vie, et j’en suis rassuré : j’aurai toujours de quoi m’occuper rien qu’à tenter de me comprendre). Et je ne dis pas ça comme si j’étais la seule personne complexe. Beaucoup de personnes le sont (heureusement). 

Je ne crois pas me tromper en disant que la quasi-totalité des personnes sont trop complexes pour être interprétées en quelques minutes lors d’une rapide interaction en classe. C’est pour cette raison que par civisme, on peut critiquer les gens sur leurs actions et propos, qu’on constate, mais pas sur leurs intentions, qu'on ne peut pas constater. On appelle une telle entorse aux principes de la vie collective le «prêt d'intention» ou le «procès d’intention». C’est parce qu’on peut facilement se tromper à propos des intentions qu’on attribue aux autres qu’on est forcé de les laisser les évoquer s'ils le veulent, sans pouvoir le faire soi-même.

Il est pertinent pour une enseignante, dans ses interactions avec ses élèves, de tenter de comprendre leurs intentions, et de se dire qu’elle les a sans doute suffisamment comprises pour agir en correspondance. Optimalement, pour le faire, les enseignantes seraient toutes de meilleures psychologues qu’elles ne le sont actuellement, mais on ne semble pas considérer que c’est quelque chose qu’on devrait attendre d’elles – et dans tous les cas, l’exiger collectivement d’elles comme je l’exige personnellement reviendrait à ouvrir ces deux boites de Pandore que sont celles de la formation et de la rémunération enseignantes.

Mais si l’enseignante étend cette initiative légitime (quoique déjà risquée avec des personnes mineures à l’esprit d’une simplicité rapidement décroissante avec l’âge) à ses interactions avec des gens de son âge, voire plus vieilles, elle risque fort de commettre des erreurs d’interprétation. Si elle agit en fonction de ces erreurs parce qu’elle croit qu’elle a nécessairement bien interprété l’autre, elle commettra des erreurs de socialisation.

Ce sont de telles erreurs qu’on a souvent commises à propos de moi. Je m’efforce de mon côté (1) de comprendre que tou·te·s ne valorisent pas le savoir au point d’être capables d’encaisser pour lui les plus durs coups à l’autoestime, (2) de développer mon empathie pour celles et ceux qui priorisent l’autoestime à l’apprentissage, et (3) de devenir plus diplomate. On n’arrête jamais de s’améliorer, et je suis désormais assez mature pour faire par moi-même, par essais et erreurs, les apprentissages socioaffectifs dont j'aurais aimé qu'on me les enseigne plus tôt et plus systématiquement. J’espère que toutes celles qui m’ont soupçonné/accusé de malveillance restent elles aussi disposées à s'améliorer.

Commentaires

  1. Libérer quelqu'un des ses erreurs est l'un des plus grands actes de bienfaisance qui soit. Tes profs auraient dû te remercier. C'est ce que j'aurais fait si j'avais eu l'honneur d'être un de tes professeurs.

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