Des moines copistes à ChatGPT : réplique à Martin et Mussi
Une courte mais efficace plaquette vient de paraitre chez Écosociété, Bienvenue dans la machine : enseigner à l’ère numérique, d’Éric Martin et Sébastien Mussi. Quelques fils de commentaires Facebook m’ont permis de constater qu’il ne laissait aucun enseignant indifférent. Je sentais que je serais en désaccord, donc j’ai acheté l’essai, ne ratant jamais une occasion d’affiner mes idées au contact des idées contraires.
Les auteurs ont le mérite de prendre à bras-le-corps l’accusation de technophobie que tous leurs adversaires (moi y compris) ont eu le réflexe de penser. Ils sont allés jusqu’à assumer la comparaison avec les Luddites, ces briseurs de machines de l’aube de l’industrie, et tentent donc de procéder à leur réhabilitation pour se défendre eux-mêmes. Ils le font à partir de ce seul mot : «humain». Ce sera le leitmotiv de leur essai. Or, ils ne le définissent jamais d’une manière claire qui donnerait prise à la réfutation. S’ils l’équivalaient à la nature, on pourrait les traiter de conservateurs, ce dont ils se défendent. S’ils l’opposaient à la paresse cognitive que les machines rendent possible, on pourrait argumenter sur le terrain de la rentabilisation de la créativité du cerveau humain.
Lui donner le sens flou de «tout ce qui est beau et bon dans le monde», c’est une manière malhonnête de débattre qui mériterait qu’on l’invalide. Mais je vais travailler à leur place pour débattre avec la meilleure version de leur position. Partons de l’idée qu’un instrument est humain s’il est manié par l’humain, mais que plus il est automatisé, plus il lui échappe et peut en venir à l’aliéner plutôt qu’à l’autonomiser. Ainsi, la technique ne serait pas mauvaise en soi : elle le serait si elle enchaine plutôt que de libérer.
La preuve que c’est le cas de la numérisation scolaire semble forte. Mais elle est surtout fortement biaisée. Si le moratoire suggéré par les auteurs était appliqué et qu’on en venait à déterminer que la numérisation était souhaitée, ils donnent l’impression qu’ils continueraient de la dire non humaine. Pourquoi? Parce que pour eux, l’humain, c’est le lien. Il faut montrer que, si c’est le cas, être humain, c’est s’empêcher d’apprendre.
Ce n’est pas aux Luddites que Martin et Mussi m’ont le plus fait penser, mais aux moines copistes. À des moines copistes qui auraient dit, pour justifier leur résistance à l’adoption massive de la presse à imprimer au 15e siècle, qu’il y avait moins d’humanité dans un livre imprimé que dans un livre transcrit et qu’il contribuait donc moins à relier les gens. Il y a deux manières de le voir. C’est vrai pour chaque livre-contenant : puisque moins d’effort est mis à le produire, il contribue moins à jeter un pont entre deux personnes. Mais c’est tout le contraire pour le livre-contenu : puisqu’on peut en produire beaucoup plus, les livres imprimés jettent beaucoup plus de ponts entre l’autorat et le lectorat.
On sait la révolution qu’a été l’imprimerie en termes de diffusion du savoir. Les liens de cette diffusion avec les changements politiques qui en ont suivi l'invention de quelques siècles (révolutions anglaise, puis française, etc.) sont aussi désormais bien démontrés. L’ordinateur personnel, puis le téléphone cellulaire ont déjà fait bien plus pour le savoir en bien moins de temps. Ils n’ont pas encore changé la politique, mais ont initié des transformations profondes qui peuvent – si on les utilise bien – y mener bientôt.
Cette diffusion, comme celle de l’imprimerie, a le plus de conséquences hors de l’école. Se demander si le numérique aide ou nuit à l’école, c’est n’étudier que la pointe de l’iceberg et s’empêcher de voir que sa principale utilité, c’est de faire du monde une école. Les livres ont longtemps été les meilleures écoles portatives; maintenant, ce sont les machines. Je le dis en autodidacte qui ai fait une partie de mon parcours scolaire – et, au-delà, de mon apprentissage – par les livres. Je suis heureux que la généralisation du numérique étende l’autodidaxie au-delà du cercle restreint des grands lecteurs. Le learn-it-yourself, de YouTube à ChatGPT, réduit à presque rien les couts de l’apprentissage.
C’est là que le bât blesse : le cout des ressources humaines enseignantes. S’il y en avait à l’infini, beaucoup préféreraient apprendre ainsi. Mais ce n’est pas le cas, et le numérique lève cette limite. Apprendre, ce n’est pas se socialiser. Apprendre, c’est se potentialiser affectivement et cognitivement. Les relations interpersonnelles peuvent le faire, mais elles n'en sont pas le seul moyen. Ce que nous vendent Martin et Mussi, c’est l’instrumentalisation de l’apprentissage à la socialisation. Or un tel apprentissage enchainerait plutôt que de libérer… ce qui aliènerait, donc déshumaniserait.
J’approuve leur idée de la nécessité d’une réflexion collective à ce propos. Mais je prédis qu’elle ira dans le sens contraire de ce qu’ils souhaitent. Chose certaine, je m’engage à défendre la position pronumérique dans l’agora… qu’il soit physique ou numérique.
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