De la «gestion de classe» à la «gestion affective»


À la résidence médicale, j’ai fait face à des difficultés d’apprentissage considérables. (Certains se diront sans doute que le seul fait que j’aie pu me rendre jusque-là indique que les difficultés n’étaient pas si graves; évidemment, la notion même de «difficultés» est relative au but visé, donc à la norme du niveau auquel on est rendus.) La raison principale en était que je réagissais à toute rétroaction sur le mode de l’autodestruction : et comme les rétroactions étaient constantes, je m’autodétruisais en permanence. Je ne pouvais pas intégrer les critiques constructives puisque je n’avais pas de base de confiance suffisamment forte pour même croire en ma capacité de me construire à travers elles. 

(Pour la petite histoire : un trouble de personnalité narcissique a éventuellement été diagnostiqué et traité. Mon hypothèse est qu’il s’est développé secondairement à une douance mal intégrée dans l’enfance vu l’incapacité de réconcilier dans une autoestime cohérente des impressions de supériorité cognitive et d’infériorité sociale. Après le traitement, j’apprenais beaucoup mieux. Ça n’a pas suffi à sauver ma résidence, mais ça m’a donné des pistes de réflexion intéressantes à creuser en sciences de l’éducation.)

Selon la division courante du travail de l’enseignant en gestion de la classe et en gestion des apprentissages, ce que les médecins superviseurs auraient dû résoudre pour m’aider à apprendre devrait être considéré comme de la gestion de classe. Les problèmes d’autoestime qui m’empêchaient d’apprendre n’étaient effectivement pas liés à la matière elle-même, c’est-à-dire au contenu des apprentissages. Ceci dit, la rétroaction se faisant toujours entre deux paires d’yeux, parler de «gestion de classe» serait ridicule.

Prendre le contexte de l’enseignement le plus personnalisé qui soit n’est qu’un point de départ pour révéler l’inexactitude de la classification habituelle. Oui, l’enseignement à un groupe crée d’autres impératifs et d’autres défis que l’enseignement à un apprenant individuel : mais la contribution spécifique de l’enseignant à ce qui se passe dans le cerveau de chacun – qu’il le fasse dans une classe ou en rétroaction personnalisée dans un bureau ou une salle de supervision médicales – est la même dans les deux cas.

En grand appréciateur du vocabulaire économique, je ne peux que trouver admirable qu’on ait repris le terme de «gestion» pour l’appliquer à la pratique enseignante. Je l’utilise donc avec bonheur pour proposer qu’on remplace les classiques «gestion de classe» et «gestion des apprentissages» par ces équivalents que je considère plus justes, tant conceptuellement que terminologiquement : «gestion affective» et «gestion cognitive».

Peut être considéré comme de la gestion affective tout acte qui vise à placer l’esprit de l’apprenant dans un état susceptible de favoriser son apprentissage. Assurer le silence lorsque nécessaire et les échanges lorsqu’utiles; enseigner l’autorégulation émotionnelle; optimiser l’expression de la critique et sa réception : autant d’actions qui visent l’affect de l’apprenant et cherchent à le modifier pour susciter l’apprentissage. Les interventions réalisées d’après la théorie des états d’esprit («mindsets»), qui visent à faire passer de l’état d’esprit fixe (croyance à une intelligence fixe) à l’état d’esprit de croissance (croyance à une intelligence pouvant croitre), font partie de cette catégorie.

Peut être considéré comme de la gestion cognitive tout acte qui vise spécifiquement le développement des compétences et des connaissances. Ces techniques de gestion sont dites soit pédagogiques, soit didactiques – certains disent que la pédagogie concerne la relation et la didactique la méthode, mais toutes les personnes et toutes les références ne s’entendent pas là-dessus, alors l’utilité de cette bipartition est limitée.

On peut dire également que la gestion cognitive concerne l’intelligence au sens classique du terme et que la gestion affective concerne ce qu'on appelle parfois «intelligence émotionnelle» (la capacité à comprendre ses émotions et celles des autres et à y intervenir pour les optimiser).

Même si le volet de la gestion de classe qui concerne la gestion de la classe (comme endroit) et du groupe-classe (comme ensemble d'apprenants) intéresse depuis longtemps les éducateurs, ce n’est que récemment – poussés par les innovations de la psychologie éducationnelle – qu’ils ont commencé à se pencher sur ce qui, bien que moins visible, est au moins aussi important : toute la vie affective de l’élève, qui joue sur sa motivation et, plus généralement, sur sa disponibilité à apprendre.

Cette vie affective, quand elle est sous-optimalement gérée, contribue au décrochage scolaire ainsi qu’à une mésorientation scolaire et professionnelle (notamment dans des domaines qui ne sont pas ceux que les apprenants valorisent le plus, par exemple pour des raisons de stéréotypes liés au genre et de préférences sociales perçues). Elle continuera donc sans doute d’être un riche objet de recherche.

Espérer qu’un de mes médecins superviseurs ait pu comprendre d’où venaient mes difficultés aurait été excessif considérant la difficulté du diagnostic d’un tel trouble mental (de nombreux psychiatres étaient passés par-dessus malgré nos suivis). Ç’aurait pourtant été la gestion affective la plus efficace de la part de ces enseignants.

Les enseignants n’ont ni le temps ni les compétences pour devenir psychothérapeutes de tous leurs élèves, et le contexte de la classe n’y porte pas non plus. Mais des bases de psychologie plus poussées que celles qu’ils apprennent actuellement les aideraient sans doute à mieux participer à la gestion affective de ces mêmes élèves. À long terme, l’autogestion seule peut fonctionner, mais elle doit être enseignée : et ici aussi, les parents étant souvent encore moins bons psychologues, les enseignants doivent compenser.

Je me souhaite donc d’en avoir convaincu quelques-uns de changer leur conception de ce qu’ils font – étape indispensable pour commencer à changer ce qu’on fait.

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