Microlettres à de futures enseignantes



J’ai été récemment auxiliaire d’enseignement pour un cours de relation d’aide dans l’enseignement et un autre de problèmes de comportement en classe ordinaire. J’ai accumulé en cours de correction des notes marginales que je laissais aux corrigées soit pour justifier des retraits de points, soit comme «food for thoughts», leur ai-je souvent écrit littéralement – comme suggestions de tremplins pour leurs réflexions ultérieures. 

Je ne sais pas combien d’entre elles accepteront mon invitation… d’autant que l’évaluation a été remise quelques jours avant le temps des Fêtes. Mais je me suis dit que cette nourriture cognitive – pour paraphraser les expressions d’«estomac affectif» et de «nourriture affective» qu’ils ont apprises, et que je trouvais d’abord pseudopsychologique, avant de finir par évaluer que l’image pouvait avoir son utilité pour synthétiser un processus psychique complexe – valait peut-être la peine d’être proposée à d’autres. D’où mon idée d’en tirer un billet de blogue. 

J’ai rassemblé le best-of de mes commentaires en 12 thèmes. Je contextualise juste assez chacune de mes remarques en entremêlant souvent plusieurs de leurs réponses.


1. Jugement

Que plusieurs pensent qu’il faut éviter de juger, je trouve ça dommage, mais j’ai réussi à faire la paix avec l’idée. (Je dois souligner que je me suis récemment donné une dose supplémentaire de projugementalisme en replongeant dans Ayn Rand, dont j’ai enseigné la pensée dans un cours de philosophie collégiale : pour ceux qui ne la connaissent pas, elle disait que le principe éthique à suivre était de juger et de se préparer à être jugé.)

Mais que de futures enseignantes fassent l’éloge de la suspension du jugement, c’est quelque chose que je considère tout bonnement inacceptable. Pourtant, c’est fréquent : «il est primordial pour moi de ne pas juger un élève», «mettre nos jugements de côté», «aucun jugement de ma part», «il est important de ne pas tomber dans le jugement» et toutes sortes d’autres formulations indiquent cette valorisation du non-jugement.

Juger est une des activités les plus courantes que réalise l’esprit humain. Suspendre son jugement est possible, quoique difficile. Ç’a deux utilités : (1) le mettre en repos pour s’alléger du poids qu’il exerce sur l’esprit; (2) ne pas se laisser entrainer dans des actions nocives. Ce deuxième usage est celui que visent les sceptiques. Il est cohérent avec leur idée qu’aucun jugement ne peut être juste. Mais encore, agir, c’est appliquer un jugement, donc je trouve incohérent tout soi-disant sceptique qui agit d’une manière ou d’une autre. Le premier usage est celui que vise la méditation pleine conscience, et aussi des méthodes permettant de dissoudre l’égo comme certains yogas et les substances psychédéliques.

Mais suspendre son jugement en contexte de pratique professionnelle, c’est se retirer toute pertinence comme praticien… et c’est donc une recette pour la catastrophe.

Les enseignantes ne sont pas [encore] régies par un ordre professionnel, mais elles se considèrent comme un corps professionnel. Elles devraient donc agir en conséquence. Un professionnel ne se distingue pas du citoyen lambda par l’abdication de son jugement, mais au contraire par l’affirmation d’un jugement plus réfléchi que celui de la moyenne du fait de connaissances supplémentaires : un type de jugement parfois appelé – justement – «jugement professionnel». J’ai été soulagé de trouver cette expression dans le travail d’un apprenant (sur 70 travaux corrigés) : «c’est un peu comme de ne pas faire confiance à mon propre jugement professionnel et éthique». Merci, cher inconnu, de reconnaitre l’existence et l’importance de ce jugement. Ça me donne l’impression que tu as raison d’y faire confiance… ce dont je doute par rapport à tant d’enseignantes qui, malgré ce qu’elles disent, finissent par juger, et la plupart du temps injustement.


2. Effet Pygmalion

À quoi faisait référence cet apprenant par cette phrase? Il parlait de l’effet Pygmalion. Sa manifestation la plus fréquente, en éducation, est la suivante : des enseignantes d’un niveau scolaire, pleines de bonne volonté, avertissent celles du niveau scolaire suivant des défis qu’elles auront à relever avec tels et tels élèves; ces enseignantes font confiance aux évaluations de leurs pairs et agissent avec ces élèves en fonction de ces évaluations; les élèves évalués problématiques intègrent cette conception d’eux-mêmes que leur reflètent leurs enseignantes et se développent donc globalement moins que ceux dont les enseignantes avaient reçu des avis positifs et que ceux dont elles n’avaient reçu aucun avis. 

Il s’agit d’un cas particulier qui se retrouve à l’intersection de deux phénomènes bien connus en psychologie : l’étiquetage social et les prophéties autoréalisatrices. L’effet Pygmalion provient de deux causes : (1) les actions différentielles des enseignantes défavorisant certains élèves; (2) la conception de ces mêmes élèves les défavorisant eux-mêmes. Le premier effet a d’abord été trouvé chez des rats, puis confirmé chez des humains. Le deuxième, bien qu’il puisse se produire à tout âge, est encore plus susceptible de se produire chez des enfants, dont l’identité n’est pas encore fixe et est donc facilement orientée par ces figures d’autorité que sont les adultes.

D’abord, je dois souligner n’être d’accord qu’à 95% avec l’interprétation qu’en fait l’apprenant. (En fait, considérant qu’il en dit «un peu», peut-être devrais-je dire que je suis d’accord à 100% avec son interprétation, et à 0% avec son euphémisme.) Un autre motif – autre que de faire plus confiance au jugement de son collègue qu’au sien – peut expliquer qu’on se fie à l’évaluation faite par un collègue et qu’on agisse en fonction d’elle : la volonté de sauver du temps d’évaluation pour se concentrer sur l’intervention. 

Chaque professionnel dont la pratique s’inscrit dans un suivi collaboratif se retrouve face à ce que j’appellerais le «dilemme confirmation-continuation». Face à toute information à propos du cas sur lequel il intervient, il peut confirmer les informations que d’autres collègues ont déjà collectées ou continuer sur les bases qu’ils ont posées. En médecine, d’où je viens, on nous répète constamment durant notre formation de toujours tout contrevérifier, parce que les gens peuvent se tromper dans leur évaluation – et, de fait, se trompent souvent. Nous sommes bien conscients du cout en termes de temps que tout nouvel intervenant dans un dossier confirme tout, fasse son propre questionnaire au patient et se fasse sa propre idée diagnostique à partir des réponses reçues et des résultats de laboratoire, d’imagerie, etc. : mais c’est ainsi que les erreurs sont corrigées… et que les professionnels deviennent toujours meilleurs.

En éducation, on a plutôt tendance à continuer qu’à confirmer. Probablement parce qu’on fait moins confiance à son jugement : comment en irait-il autrement dans la mesure où, pour commencer, beaucoup de gens jugent négativement le fait même de juger? Aussi sans doute parce que la formation en enseignement n’est pas aussi intensive que celle menant à la pratique des soins de santé, et parce que les enseignantes – moins convaincues de l’importance de ce qu’elles font – ne se posent pas ces questions fondamentales sur l’importance de confirmer plutôt que de seulement continuer.

Je suis donc heureux qu’on leur parle de l’effet Pygmalion… même si l’interprétation qu’on en fait pour elles – ou les interprétations qu’on les laisse en faire – sont un brin problématiques. J’en reprends quelques-unes et y réponds systématiquement.

«J’essaie toujours de remettre mes croyances à zéro quand je les vois une autre journée, ou même en après-midi» : douter du jugement professionnel d’une autre personne et se faire sa propre idée, c’est bien. Agir avec une version antérieure de soi-même comme s’il s’agissait d’une autre personne et devoir confirmer perpétuellement l’idée qu’on s’est faite, pas seulement d’autres jours, mais même dans la même journée, ça pourrait toujours être utile, mais ça assure de passer beaucoup de temps à autre chose qu’à intervenir. Une meilleure méthode que d'ainsi constamment faire table rase de son propre travail me semble être d'ajouter les preuves qu’on acquiert à chaque rencontre à celles qu’on a déjà accumulées, et d'être toujours disponible à revoir son jugement à la lumière des nouvelles preuves.

«[…] l’effet Pygmalion, qui consiste à ne pas laisser mes croyances influencer le regard que je vais avoir sur les autres ainsi que les comportements que je vais avoir envers eux.» Le terme «croyances» est assez bien choisi : puisqu’on parle d’un jugement sur le futur, son degré de certitude ne peut pas être aussi élevé que celui d’un jugement sur le présent ou sur le passé. Mais il ne s’agit pas de ne pas les laisser influencer ses comportements. Au contraire, il faut reconnaitre que l’influence est inévitable et utiliser ce fait pour exercer sur les élèves une influence positive. Même si on n’envisage pas la chose au-delà de la potentialité d’apprendre la matière qu’on a à transmettre, la neutralité est impossible. On ne peut croire que deux choses : que l’élève l’apprendra ou non.

«Il est plus favorable d’être ouvert à une situation et de faire des ajustements au besoin» : c’est vague; je suis de bonne foi et veux comprendre la première moitié dans le meilleur sens possible, qui serait : «Une enseignante, puisqu’elle travaille à développer des potentialités, ne devrait jamais s’imaginer que ses élèves sont fixes; la pire influence qu’elle pourrait avoir sur eux, ce serait de leur transmettre l’image qu’elle aurait d’eux comme des esprits fixes, ce qui nuirait forcément à leur amélioration.» Mais, dans ce cas, rien ne devrait justifier qu’on fasse «des ajustements au besoin» à cette idée et à cette règle, qui devrait plutôt s'appliquer à tous les moments de la relation élève-enseignante.

«Je veux qu’ils sentent qu’ils [les élèves] sont tous égaux à mes yeux.» Si c’est dit au sens de «Je veux que chaque élève sente que je considère qu’il peut se développer», je suis pour. Je suis contre l’idée que l’enseignante devrait s’obliger à croire que chaque personne peut se développer également; mais c’est un autre débat. Par contre, plusieurs semblent vouloir dire par de tels propos qu’une enseignante ne devrait pas se permettre de se positionner sur les difficultés particulières de certaines personnes. Une enseignante qui s’empêche de se rendre compte de la différentialité de ces difficultés pour ne pas risquer d’influencer négativement le développement de certains élèves risque de le faire encore plus négativement. 

«Je dois me donner du temps avant de me faire une idée et après ce travail personnel, mon regard sera beaucoup plus objectif» : en fait, il faut se faire une idée rapidement, parce qu’il faut commencer à intervenir rapidement; mais il faut aussi que cette idée soit pondérée par la quantité de preuves qu’on a au moment où on la fait. Moins on connait une personne, plus on devrait concevoir qu’on risque de se tromper à son sujet : c’est vrai dans toutes les sphères de la vie, mais c’est encore plus essentiel que des enseignantes le prennent en considération étant donné que ce qu’elles reflètent à leurs élèves à propos de leurs potentialités est intériorisé par ces élèves et risque de les limiter ou les induire en erreur.

«Il est important de voir le potentiel et de trouver les bons côtés afin de ne pas contaminer notre regard» : j’approuve à 100% la première partie; mais la deuxième la contredit, parce qu’elle laisse croire qu’il faudrait seulement voir les forces des élèves et négliger leurs faiblesses – et comme les faiblesses entravent l’expression comme l’augmentation des potentialités, les négliger, c’est rester aveugle à certaines potentialités et contribuer sous-optimalement à leur développement. Que l’irruption de la critique dans la conception que l’enseignante a de l’élève puisse être considérée comme une «contamination» est une interprétation hautement problématique de l’effet Pygmalion. Croire aux potentialités d’une personne, ce n’est pas croire qu’elle n’a aucun défi à surmonter pour les actualiser.

«Je me rappelle un de mes enseignants qui semblait avoir un regard très positif et bienveillant sur moi. Je ne me sentais pas perçu différemment des autres» : si ç’avait été le cas, ce regard aurait fait se sentir banale l’apprenante, et elle ne l’aurait surement pas décrit comme «très positif». Il devait au contraire la faire sentir très différente, dans toute son unicité, mais positivement. C’est la conception d’un élève par une enseignante qui est la plus susceptible de potentialiser (c’est-à-dire d’augmenter les potentialités de) l’élève : celle qui le voit, non pas comme un humain générique destiné à devenir comme n’importe quel humain standard de la prochaine génération, mais comme une personne spécifique qui, avec ses capacités spécifiques – et pour peu qu’on l’aide à dépasser ses limites spécifiques –, peut apporter au monde quelque chose de tout aussi spécifique qui le rendra différent de ce qu’il est au moment où l’enseignement est en train de se produire. C’est la bienveillance que je considère la meilleure : celle qui voit tout le bien qu’on peut apporter au monde – c’est-à-dire surtout le bien qu’on est le seul à pouvoir lui apporter.

3. Anticipation et anxiété

Dans les deux cours dont je corrigeais les travaux, on apprenait la différence entre le stress et l’anxiété. Problématiquement, l’enseignant y avait dit qu’il y avait autant une bonne qu’une mauvaise anxiété, ce qui est faux par la définition même des termes. L’anticipation est nécessaire à l’organisation; l’anticipation craintive – la définition la plus simple qu’on pourrait donner de l’anxiété – ne l’est pas, heureusement. Et ce n’est pas seulement à l’organisation que l’anticipation est nécessaire : c’est à toute idée d’investissement, c’est-à-dire à tout sacrifice partiel du présent au nom du futur.

Or, une éducation est toujours un investissement. Qui n’est pas capable de se projeter dans le futur ou d'imaginer la version future des autres personnes ne pourra jamais se poser toutes les questions de potentialités que j’ai élaborées au dernier point; et il n’aura aucune compétence comme enseignant. C’est la raison pour laquelle je suis inquiet de lire, dans le travail d’une future enseignante : «Il faut rester dans le présent, car il n’y a que le présent qui peut être contrôlé (et encore) et qui est réellement là.» Ce que fait une enseignante, c’est toujours de tenter d’agir sur l’avenir de ses élèves. Elle doit être capable de sortir du présent pour se projeter non seulement dans son propre futur, mais dans le futur du monde qui sera celui de ses élèves. Pour l’enseignante plus que pour tout autre corps professionnel, le futur devient encore plus réel que le présent – ou du moins il devrait l’être. Le présent n’est qu’une matière première à laquelle il faut réfléchir pour savoir l’orienter vers le futur souhaité.

Plus l’apprenant augmente en âge et devient conscient du processus éducatif dans lequel il est engagé, plus il devient lui-même son propre enseignant, et plus il participe à ce travail de considération des futures versions possibles de lui-même. L’anxiété est donc un risque qui s’accroit en proportion de l’autopotentialisation en pleine conscience. Plus ses potentialités sont élevées, plus on en a à gagner, mais donc aussi plus on en a à perdre. La plupart des apprenants le constatent, l’assument et ne se laissent pas arrêter par si peu.

Une future enseignante écrit dans son travail : «Je connais les symptômes d’anxiété de performance, car ma fille de 16 ans en souffre depuis plusieurs années. L’anticipation de l’inconnu est pour elle le facteur déclencheur de ses crises d’anxiété. Avant ce cours sur l’anxiété et le stress, je n’avais pas réalisé que je pouvais moi aussi être un facteur de stress et transférer mon anxiété à mes élèves. Il m’arrive d’enseigner en insistant sur l’importance de bien se préparer et de réitérer l’importance de l’examen du Ministère. Maintenant que j’en suis consciente, je vais être plus attentive aux paroles que j’utilise pour ne pas générer davantage de stress à mes élèves.» Plusieurs problèmes ici : (1) confusion de stress et d’anxiété; (2) condition de possibilité de l’anxiété en fonction de sa définition (anticipation) identifiée comme sa cause; (3) résolution floue par rapport à l’examen du Ministère. Ne pas vouloir ajouter à l’anxiété, c’est bien. Toutefois, chercher à la diminuer en arrêtant d’insister sur l’importance de bien se préparer pour cet examen significatif n’est pas la meilleure manière de le faire : la recherche démontre que l’anxiété de performance de l’élève face à l’examen risque d’être autrement plus grave – et comme c’est le handicap qu’elle crée à ce moment qui a le plus de conséquences… L’enseignante devrait plutôt habituer ses élèves à l’évaluation et surtout leur donner l’heure juste par rapport à la significativité réelle de la réussite de l’examen du Ministère. Les parents sont souvent de mauvais juges en la matière. Les enseignantes parfois aussi, semble-t-il.

C’est ce qui me fait considérer négativement les plaintes enseignantes contre l’anxiété de performance – d'ailleurs, on devrait plutôt l'appeler «anxiété évaluative». D’abord, vu le peu de réflexion que les enseignantes dédient habituellement à comprendre la pertinence de l’évaluation pour bien arrimer le savoir et la société, le fait qu’elles se permettent de prendre position sur le sujet comme s’il relevait de leur expertise me semble inapproprié. Ce dont elles sont expertes, c’est du suivi de la progression des apprentissages au moyen de traces d’exercices réalisés par les élèves. On peut considérer que c’est un type d’«évaluation», mais je recommanderais de ne pas donner ce nom à ce suivi pour éviter de le confondre avec l’évaluation qui se trouve à l’interface entre l’école et la société – l’évaluation comme reconnaissance des acquis et des compétences (RAC). C’est cette évaluation-là qui déclenche l’anxiété des élèves – celle des examens du Ministère, par exemple. Je ne dis pas que l’anxiété évaluative n’est pas un problème (bien que les données récentes démontrent qu’elle est moins fréquente qu’on le dit). Quand elle survient, elle est un problème, parce qu’elle interfère avec le déploiement optimal des capacités cognitives. Mais elle est un problème qui découle du fait positif que les potentialités auxquelles mènent les apprentissages sont de plus en plus étendues. C’est ce qu’on pourrait appeler un «beau problème». Soyons donc plus heureux de l’avoir.


4. Stress et apprentissage

Dans la lignée des apprentissages à propos du stress, le cours présentait aux étudiantes les quatre grandes catégories de stresseurs dont la chercheuse québécoise Sonia Lupien a fait l’acronyme CINÉ : perte de contrôle, imprévisibilité, nouveauté et égo menacé. (Face à la baisse de popularité des salles de cinéma, elle a récemment fait une mise à jour utilise maintenant le truc mnémotechnique «SPIN ton stress» : soi menacé, perte de contrôle, imprévisibilité et nouveauté.)

Une apprenante écrit : «En tant qu’enseignante, j’aimerais développer les compétences nécessaires pour être à l’affût des manifestations de stress/anxiété chez mes élèves pour être en mesure d’intervenir avant une crise ou savoir désamorcer une crise d’anxiété. De plus, pour prévenir des situations anxiogènes, mon objectif serait de mettre sur pied des situations sécuritaires (‘‘safe spaces’’) propices aux échanges entre les élèves de façon à éliminer autant que possible toute source de stress universelle (CINÉ) pour que tout le monde soit inclus dans mes cours et que tous soient à l’aise de prendre leur place.» 

Ce à quoi je lui ai répondu : «Toute situation qui peut mener à un apprentissage peut jouer à des degrés divers sur ces quatre sources de stress. Les éliminer serait rendre impossible tout apprentissage. (Le N est l’exemple le plus probant : sans exposition à la nouveauté, on ne peut pas avoir quoi que ce soit à intégrer, donc à apprendre.) Ce qu’il faut viser, pour citer le père du concept de stress Hans Selye – qui a enseigné à Sonia Lupien, celle qui a forgé l’acronyme CINÉ –, c’est plutôt un ‘‘stress sans détresse’’. L’anxiété, c’est un stress mal géré; tout stress ne mène pas à de l’anxiété, heureusement.»

À peu près tout le monde (sauf les wokes) reconnait qu’un safe space est une nuisance à l’apprentissage. Je vais plus loin en pensant qu’il rend tout apprentissage impossible. D’habitude, on envisage seulement les idées remettant en question celles qu’on aurait déjà (demandant donc une accommodation cognitive, pour citer Piaget). Mais dans Biologie et connaissance, ce même Piaget argue que l’assimilation n’est elle-même qu’une forme d’accommodation plutôt que l’autre forme d’activité mentale qu’on en fait souvent. Même si une nouvelle donnée ne contredit pas frontalement une donnée qu’on considère vraie, elle trouble nécessairement la conception du monde qu’on a à tout instant, constituée par l’ensemble des données qu’on a acquises jusque-là. Devoir étirer le cadre de ce qu’on a en tête quand on pense au mot «monde» reste inconfortable.

Heureusement, dans le même cours, on leur enseignait aussi qu’en termes de confort, il fallait envisager trois zones : le confort, l’inconfort tolérable et l’inconfort intolérable. Et on leur faisait comprendre qu’on apprend beaucoup moins, voire pas du tout en restant dans sa zone de confort, et qu’une enseignante doit plutôt emmener ses élèves dans leur zone d’inconfort tolérable. Le projet de cette future enseignante de faire de sa classe un safe space permanent vient donc seulement d’une confusion entre stress et anxiété et d’une volonté que personne ne se retrouve dans une zone d’inconfort intolérable.
 
C’est dans cette lignée que va un autre apprenant en écrivant : «J’essaie d’imaginer des situations pédagogiques par lesquelles les élèves seraient amené·e·s à agrandir leur ‘‘zone verte’’ [de confort] ou à explorer leur ‘‘zone jaune’’ [d’inconfort tolérable]. Pour ce faire, je conçois que je dois restreindre le nombre de sources de stress : par exemple, si on fait quelque chose de totalement nouveau, je tenterais de leur donner le plus de contrôle et de le rendre prévisible en leur donnant un plan de cours plus détaillé.» Je lui ai répondu : «Il faudrait plutôt diminuer le nombre de sources de stress intervenant en cooccurrence (en même temps); pas au total, parce que ce serait risquer de diminuer l’apprentissage. Mais en fait, il peut y avoir plusieurs sources cooccurrentes et que ça reste plus facile à gérer qu’une seule source très fortement présente. Il faut plutôt considérer l’intensité totale du stress – peu importe le nombre de causes – que le nombre de causes en soi.»


5. Respect

«La règle primordiale en classe est le respect.  Alors plusieurs règles y sont reliées.  J’énonce mes règles de classe dès la première rencontre : les élèves peuvent alors plus facilement se retrouver et savoir quelles sont mes limites. […] Par respect pour mes collègues, je travaille fort à faire respecter le code de vie de l’école, même si parfois je ne suis pas parfaitement d’accord avec certaines des règles établies.»

En ciblant le mot «respect», j’ai répondu : «C’est un terme flou. C’est dommage qu’il soit aussi largement utilisé en éducation sans qu’on réalise qu’il est très polysémique. Trop souvent, il est utilisé par une enseignante pour exprimer ‘‘tout ce qui me déplait dans un comportement humain’’. (Je l’entends par exemple souvent utiliser pour pénaliser l’esprit critique, ce qui est plus nocif que bénéfique à l’apprentissage.) Mais si les balises ne sont pas clairement établies ni bien justifiées, on en revient au problème de départ; et si elles sont clairement exprimées et qu’on entend par là le ‘‘respect des règles’’, il s’agit plus précisément de ‘‘justice’’ et on devrait utiliser ce mot. Pour le fait de s’exprimer d’une manière qui intègre tout le monde au dialogue – par exemple en n’insultant pas les gens avec qui on est en train de discuter –, je recommande d’utiliser le mot ‘‘civisme’’.»

La même apprenante réitère juste un peu plus bas : «Le respect est une valeur inestimable pour moi, et mes élèves sont avertis dès la première rencontre qu’ils doivent me respecter et respecter leurs collègues de classes.» J’ai donc enfoncé le clou en répondant : «Entendu ici au sens de ‘‘ne pas faire perdre le temps de l’enseignante et de ses pairs’’, je suppose? Ça ne semble déjà pas la même chose que le respect de tes propres collègues enseignants en faisant respecter le code de vie de l’école dont tu parlais plus haut, ni du respect entendu comme civisme en n’insultant pas les gens dans une conversation. Seulement pour donner un exemple de mon point à propos de la polysémie.»

En un mot, et en paraphrasant Danton : de la précision, encore de la précision, toujours de la précision, et l’école sera sauvée. Comme je pense que le mot «respect» est polysémique au point d’être irrécupérable, j’ai décidé de mon côté de m’en débarrasser tout simplement.


6. Pouvoir de l’élève

Un étudiant dit qu’il a appris qu’il est important d’accorder du pouvoir à l’élève. «Même si ce pouvoir est illusoire, je crois qu’il est très important de faire comprendre à l’élève qu’il est le seul maître de ses choix. Ce pouvoir pourrait être un faux choix, dans le sens où le pouvoir du jeune n’est pas énorme, mais au moins on lui donne l’impression de pouvoir contrôler un certain aspect.» Je réponds : «Si le pouvoir est illusoire et qu’on ne fait qu'en donner une impression à l’élève, il n’est pas du tout maitre de ses choix.»

Une étudiante, revenant sur la suggestion qu’on leur a enseignée de demander la permission d’un élève avant de le questionner à propos d’un élément de sa vie extrascolaire, souligne : «Il est rare que l’élève sente qu’il a du pouvoir sur l’enseignant, et cette situation lui donne ce type de pouvoir, donc l’élève se sent plus important.» Ma réponse : «Excellente réflexion! Il est important de ne pas se dire que c’est un pouvoir illusoire (comme d’autres l’ont écrit) : même si c’est l’enseignant qui initie le transfert du pouvoir, il reste une réelle diminution du pouvoir de l’enseignant. Cette vulnérabilité localisée dans le temps et l’espace doit être bien comprise pour être bien acceptée par l’enseignant.»

Un autre pouvoir qu’il me semble important de partager avec l’élève est celui de déterminer les règles de vie en société scolaire (qu’il s’agisse de la classe ou de l’école). Dans le domaine éducationnel, on questionne de plus en plus la pertinence de la punition. Plusieurs étudiantes soulignent, avec raison, que tenter de comprendre les causes d’un comportement problématique et d’agir sur elles contribue davantage à résoudre ce problème que simplement le punir. Certaines en tirent cependant la conclusion problématique qu’il ne faudrait pas appliquer les règles. Ne pas appliquer les règles reviendrait à enseigner que les règles n’ont pas d’importance : ce serait préparer des citoyens dysfonctionnels, parce qu’en dehors de l’école, il est probable que les lois soient appliquées rigoureusement.

Quand on accepte la punition, on dit qu’il doit au moins s’agir d’une «conséquence logique», c’est-à-dire «logiquement liée au comportement à punir». Si le comportement est d’avoir insulté un ami, plutôt que de copier 1000 fois «Je ne dois pas insulter un ami», il est plus logique de chercher à compenser le tort qu’on a fait à l’ami en lui étant redevable d’un service de son choix (sous la supervision de l’enseignante) – ou, à un âge plus avancé, en lui expliquant pourquoi on l’a insulté, en discutant de ce qu’il a ressenti, de ce qu’on pourrait lui dire qui allègerait le désagrément qu’on lui a causé, etc.

Peu importe quelles sont les conséquences logiques, il est préférable qu’elles soient codécidées avant d’être appliquées (donc aussi avant que se produise l’action qui mènera à cette application). Dans ce cas-là, les appliquer revient seulement à exiger de l’autre qu’il accepte les termes du contrat qu’il a lui-même signé. Une classe, en tant que contexte social réduit, est une occasion privilégiée de faire comprendre l’idée du contrat social, plus difficile à comprendre à grande échelle via le mécanisme du vote. Elle reste aussi incomplète étant donné qu’on ne peut pas décider qu’il n’y ait pas de contrat… mais n'est-ce pas une limitation inhérente à toute démocratie du fait de partager un seul espace-temps? Aussi bien intégrer tant la pratique de négociation que cette idée en jeune âge.

Non seulement s’agit-il d’un apprentissage de l’autonomie politique qui sera transférable dans toutes sortes d’autres contextes à notre époque de gouvernance généralisée, mais en plus il est susceptible de motiver les élèves à respecter davantage les règles. Il est probable que l’enseignante doive avoir un droit de véto, mais elle sera davantage tenue de justifier les règles qu’elle proposera et ne pourra pas trancher seulement en fonction de son bon plaisir. Ainsi, à un étudiant qui écrivait : «Il ne faut pas devenir trop intense sur des éléments qui ne dérangent pas le déroulement de notre cours», j’ai répondu : «Je propose même de se questionner sur la pertinence de réguler des comportements qui ne dérangent pas le déroulement du cours.» La réponse que je suggérais implicitement d’apporter à ce questionnement est que cette régulation n’est pas pertinente. Des règles non pertinentes sont celles qui ont le moins de chances d’être suivies, et elles influencent négativement même les règles pertinentes – en faisant passer toute règle pour arbitraire.


7. Opposition

Dans le cadre du cours, on leur a enseigné que toute opposition n’est pas un trouble oppositionnel avec provocation, et qu’il s’agit en fait d’un comportement sain marquant une volonté d’individuation, de compréhension des motifs des actions des autres, etc. La très forte majorité des étudiantes ont parfaitement bien compris cette idée en disant qu’elle les avait surpris. Moi qui considère qu’un des plus gros problèmes de ma vie scolaire est qu’on ne m’ait pas suffisamment bien guidé dans la canalisation de mon esprit critique précoce, je suis rassuré de voir qu’on enseigne ce fait psychique basique à des futures enseignantes, et j’espère qu’elles sauront faire mieux que celles que j’ai eues.

Mais certaines personnes soit ont gardé les idées qu’elles avaient avant, soit ont mal interprété ce qui avait été dit. «Un adolescent s’opposera s’il ne connait pas le cadre» : non; il s’opposera si le cadre ne lui semble pas justifié, même s’il le connait bien. «L’adolescent ne s’opposera pas s’il se sent rassuré» : non; un adolescent s’oppose parce qu’il cherche à comprendre et à s’assurer que ce qu’on lui impose ne l’empêche pas de devenir ce qu’il veut être, et aucun degré de rassurance ne peut ni ne devrait l’éviter.

«Je vais essayer de voir plus loin pour trouver la source du problème», ce à quoi j’ai répondu : «Il est possible qu’il s’oppose à ce que tu dis parce que ce que tu dis est incorrect : ça arrive aussi à des enseignants, et que des élèves se permettent de le mentionner malgré le risque que ça représente doit être considéré comme une bonne chose.» J’ai été sec, mais cette pathologisation de l’opposition scolaire, proche de la pathologisation de l’opposition politique de l’URSS, devait être tuée dans l’œuf. 

«Il y a un problème lorsqu’un individu s’oppose à toute opinion contraire à la sienne ou, à l’inverse, si un individu ne s’oppose à rien. Dans ce cas-ci, je pense qu’il est important de prendre le temps d’écouter une opinion qui peut être inverse à la sienne, car même si on peut être en désaccord, cela peut aussi permettre une ouverture d’esprit pour une évolution personnelle.» J’ai répondu : «‘‘Dans ce cas-ci’’ désigne-t-il une des deux situations problématiques dont tu viens de parler? Si oui, je suppose que tu parles de la première; auquel cas, c’est correct. Si c’est une réponse que tu fais pour l’opposition en général, en fait, ça dépend. La personne qui s’oppose interrompt l’autre légitimement si l’autre prend plus de temps de conversation que nécessaire pour faire comprendre son point (ce qui est souvent le cas des enseignants, habitués de remplir le silence). Elle n’aurait pas d’ouverture d’esprit à gagner du fait de l’écouter davantage, mais seulement du temps à y perdre. Par contre, oui, si elle a tendance à interrompre avant d’avoir bien compris le point de l’autre, il y a avantage à insister pour qu’elle écoute davantage.»


8. Besoins et désirs de l’élève

Une étudiante écrit : «Le but n’est pas de combler les désirs de l’élève, mais d’écouter et de comprendre ses besoins.» Je lui réponds : «Dis-tu que le but est de comprendre les besoins, mais pas de les satisfaire? Si tu l’entends au sens de ‘‘L’enseignante ne pourra potentiellement pas les satisfaire’’, je te recommande plutôt d’envisager que ses besoins puissent être satisfaits, mais peut-être pas de la manière qu’il envisage, et que le rôle de l’enseignante est de l’accompagner dans la recherche de moyens réalistes de satisfaire ses besoins (ex. : s’il ne peut avoir l’estime de ses parents pour des raisons XYZ, il peut peut-être être satisfait par l’estime d’autres adultes).» Il ne me semblait pas pertinent d’embarquer dans la querelle «besoins» vs «désirs» – inventée par la religion sacrificielle et continuée par les tenants de la simplicité volontaire –, mais je souligne que sa présence en éducation est particulièrement problématique : on devrait plutôt y distinguer «besoins réels» et «besoins conscients» et proposer de travailler à conscientiser les besoins réels qu’opposer «besoins» et «désirs» comme s’ils étaient inconciliables.


9. Modèle d’apprentissage des erreurs

Ici, je n’avais rien à préciser et tout à encourager – mais comme une telle réflexion n’a été avancée que dans un travail sur les 70 corrigés, je suppose que peu l’ont eue et tiens à propager la bonne nouvelle. Une étudiante a souligné «l’importance d’avoir des modèles qui commettent des erreurs, qui acceptent de le montrer et qui arrivent à en tirer des apprentissages». Ce sur quoi j’ai renchéri : «OUI! Amen. C’est ce qui me fait trouver dommage que, souvent, les enseignantes réagissent à mes critiques sur le mode de l’égo blessé qui ne veut pas admettre ses erreurs : si elles les avouaient et montraient comment elles arrivent à les intégrer, elles donneraient un brillant exemple à leurs apprenants.»


10. Communication

Plusieurs étudiantes sont sorties des deux cours dont je corrigeais les travaux avec une mécompréhension des conclusions de Mehrabian à propos de la communication – cette règle des 7-38-55% de la communication. Toutes celles qui en ont parlé en avaient retenu que ces proportions indiquaient que 7% seulement d’un message passait par sa composante verbale, alors que 38% passait par sa composante paraverbale (débit, volume, intonation) et que 55% passait par sa composante non verbale (posture et gestes).

Les deux études ayant mené à ces chiffres cherchaient plutôt à déterminer l’importance relative de ces trois composantes dans la communication affective. C’est-à-dire que pour communiquer une émotion, la composante paraverbale serait environ 6 fois plus importante que la composante verbale. Il suffit de réciter d’un ton neutre les répliques d’une scène de film poignante pour s’en convaincre : l’émotion ressentie ne sera pas du tout la même que celle véhiculée par le dialogue tel que joué par de bons acteurs.

Ce qui m’inquiète dans cette interprétation, c’est que ces futures enseignantes en concluent qu’elles doivent n’accorder que 7% de leur temps et de leur effort de réflexion au choix de mots. Or, c’est au niveau du choix de mots que se fait la communication cognitive… et que sont susceptibles de se produire les plus grandes erreurs de compréhension. Une enseignante doit donc accorder bien plus que 7% de son temps et de son effort de réflexion à propos d’une communication au choix de ses mots.

Ceci dit, il est vrai que les composantes paraverbales et non verbales peuvent entraver le transfert d’un contenu verbal même formulé optimalement. Elles ne sont donc pas à négliger. Mais elles doivent être vues comme un support au contenu verbal – dans la mesure où ce qu’il s’agit de faire passer, c’est ce contenu. S’il s’agit de se faire des amis plutôt que d’enseigner, l’intonation peut être vue comme un contenu en soi. (Pour de futures enseignantes d’éducation physique et à la santé comme celles dont je corrigeais les travaux, la composante non verbale peut aussi être un contenu en soi : pour enseigner des manœuvres sportives, les gestes sont au moins aussi pertinents que les mots.)


11. Validation

Pour gérer optimalement l’opposition d’un élève, l’enseignant du cours a recommandé aux étudiantes de «valider ce qui lui semble important». Une telle formulation est ambigüe, et je n’avais accès qu’aux PowerPoint du cours, donc je ne peux pas savoir de quelle manière il l’a expliquée. Chose certaine, ce point aussi a souvent été mal compris.

Un étudiant écrit : «Nous avons parlé en classe de l’importance de la validation de ce qui semble important pour l’élève, c’est-à-dire que lorsque l’élève nous dit quelque chose et qu’on est en désaccord, on peut faire semblant d’être en accord avec lui afin de valider ses désirs et ses besoins. Avant d’entendre ça dans le cours, j’étais du genre à m’opposer à ce que quelqu’un disait dans les conversations parce que ça ne faisait pas mon affaire ou bien parfois les informations dites n’étaient pas bonnes. Maintenant, je m’oppose de moins en moins. Je valide ce que la personne dit ou je ne dis rien.» Ce à quoi j’ai répondu : «Un enseignant est considéré comme un expert en termes de savoir. C’est sa responsabilité professionnelle de ne pas valider une information inexacte, puisqu’on accorde un poids plus grand à sa position en la matière qu’à celle des autres. Même si l’élève veut croire que quelque chose est vrai, un enseignant ne doit pas lui dire que c’est vrai pour lui faire plaisir ou acheter la paix : ce serait antipédagogique. Mais valider ou invalider un énoncé concernant un fait n’est pas la même chose qu’invalider un énoncé concernant une émotion. Le problème est d’invalider une émotion parce qu’on a mal interprété ce que l’autre personne avait dit. L’autre personne peut aussi avoir mal formulé son émotion en en faisant un énoncé sur ce que tout le monde devrait faire. Dans ce cas, ça devient légitime de la contredire, et il s’agit seulement de le faire de la manière optimale pour ne pas l’antagoniser et risquer de lui faire abandonner la conversation. Tu peux aussi ne rien dire par rapport au sujet, comme tu le proposes, et seulement réorienter la conversation; c'est déjà moins pire que de valider une information fausse.» 

Et ailleurs : «Il est important de faire une validation des émotions d’autrui pour ne pas brimer sa pensée», à quoi j’ai répondu : «Il faut prendre garde : se concentrer sur les émotions alors que l’autre se concentre sur les idées risque d’être interprété comme une invalidation de la pertinence de ses idées… ce qui reviendrait à mal gérer l’opposition.»


12. Énergie enseignante

La dernière notion – mais non la moindre, puisqu’elle a été abordée par à peu près tous les travaux que j’ai corrigés – : celle de l’énergie enseignante. Beaucoup des étudiantes disaient agir en fonction de l’idée qu’il fallait toujours donner le meilleur de soi… ce dont on peut douter, quand on connait la cote R moyenne des admises au programme d’enseignement. Mais partons avec l’idée qu’elles sont honnêtes et qu’elles donnent le meilleur d’elles-mêmes : il faut alors en arriver à la conclusion que cognitivement, ce meilleur reste très peu. La responsabilité de la formation des maitres ne serait donc pas de motiver ces étudiantes, mais de bien orienter toute la motivation déjà présente.

Ce qu’elles disaient avoir appris dans le cadre du cours, c’est qu’on ne peut pas toujours donner son 110% sous peine de se bruler rapidement. D’abord, par rapport à cette idée même de 110%, je relevais : «La métaphore du 110%, quoique courante, doit être utilisée avec précaution. Si on peut donner plus que 100% de soi-même, c’est peut-être que l’image que l’on a de ‘‘soi-même’’ est en fait en-dessous de son réel 100%; et alors toute son identité gagnerait à être ajustée pour correspondre plus justement à ses capacités réelles.» On me trouvera excessivement tatillon sur le choix des mots et des images, mais c’est ici essentiel : puisque la compréhension mathématique qu’on a de soi-même influencera forcément l’ampleur de ce qu’on fera, elle doit être précise et exacte.

À un étudiant qui suggérait que «le fait de se reposer et de prendre du temps pour soi améliore la qualité d’enseignement et cela amènera les élèves à être plus engagés dans les tâches proposées», je faisais remarquer que «le fait que l’épuisement diminue la qualité pédagogique d’un bon pédagogue ne signifie pas que le repos mène nécessairement à la qualité pédagogique ou à l’engagement des élèves». Une autre écrivait : «Tout le monde est gagnant lorsque nous décidons de prendre soin de nous», ce à quoi je répondais : «Jusqu’à un certain point. La relation entre les deux a probablement une forme de U inversé : passé un certain point, l’énergie qu’on utilise pour son propre bienêtre n’améliore que celui-ci et ne fait rien gagner en tant que tel aux élèves.»

«Reconnaitre ses limites en tant que professionnel du domaine éducatif est très important dans le but d’avoir une bonne qualité de vie, d’apprécier le métier et d’assurer une bonne qualité d’enseignement.» J’ai répondu : «Assurer une bonne qualité d’enseignement est la seule responsabilité professionnelle de l’enseignante; les deux autres points que tu mentionnes sont des avantages collatéraux de sa pratique professionnelle. S’ils permettent à l’enseignante d’être à la hauteur de sa responsabilité (ce qu’ils font souvent), tant mieux, mais ce n’est pas leur but. Aussi, reconnaitre ses limites ne doit pas être une excuse pour ne pas tenter de les repousser, l’humain étant capable d’amélioration (ce qu’il faut considérer vrai pour être enseignante, autrement toute la pratique n’a aucun sens). Donner l’exemple de soi-même repoussant ses limites est le meilleur moyen de convaincre les élèves de tenter de le faire eux aussi.» Toujours par rapport à cette notion de limites, une autre écrit : «Le courage est la capacité qu’une personne a de repousser ses limites tout en étant en mesure de les reconnaitre et de les respecter.» Je réponds : «Reconnaitre et respecter ses limites semble inclure de les accepter, pas de chercher à les repousser. Il aurait fallu décrire par quel processus on peut faire les deux en même temps (c’est-à-dire davantage respecter le rythme auquel on peut les repousser de façon tolérable que respecter les limites en elles-mêmes).» Une autre mentionne qu’elle a appris à «faire passer ses besoins avant ceux des autres dans le but de prendre soin de soi-même». Je lui demande : «Est-ce vraiment un apprentissage que tu as fait pendant le cours? Ce lien logique est assez évident. La plupart de tes collègues mentionnent plutôt le lien entre le fait de se prioriser pour être aussi plus capable d’aider les autres sur le long terme (parce qu’aider les autres peut aussi être un besoin qu’on a [et qu’on ose espérer que des enseignantes ont…]).»

Une autre se rend responsable d’une confusion problématique : «Avoir appris que le courage consiste aussi à s’écouter et à accepter que certaines choses ne soient pas pour nous va davantage m’aider à assumer ce je veux faire plutôt qu’à seulement faire ce que les autres désirent me voir faire.» Je lui réponds : «Il faut distinguer la volonté de ne pas se laisser imposer ses objectifs par les autres, toujours saine, et l’acceptation du fait de ne pas progresser vers les objectifs qui sont les siens… qui est partiellement saine. Elle est nécessaire pour ne pas se bruler à la tâche, mais la définir comme du courage irait contre le sens courant du mot au point de le vider de tout son sens, puisqu’il pourrait désigner une chose et son contraire. Ceci dit, le fait d’oser s’affirmer pour ne pas se laisser imposer les objectifs des autres, ça, c’est en effet courageux.» Autre confusion problématique : «Il est impossible de donner son 110% en tout temps au risque de s’épuiser autant physiquement que mentalement. […] Je réalise que le travail serait bien même si je donnais seulement 80% de mon énergie.» J’ai commenté : «Il serait quand même amputé de 3/11, soit 27%, ce qui n’est pas rien. L’enseignement reste une profession envers laquelle il est normal que la société ait des attentes, et il faut se demander si ‘‘bien’’ la faire est suffisant quand ce sont les potentialités des élèves qui sont en jeu. Une meilleure justification du repos est celle de la projection à long terme de son effort, et aussi celle du gain en efficacité (p. ex. en s’organisant mieux) qui permettrait de rendre le même niveau de services en y investissant moins d’énergie.»

Ces deux notions ont – heureusement – été élaborées par plusieurs étudiantes. Mais une d’entre elles l’a fait d’une manière particulièrement synthétique : «Il est possible de séparer notre énergie dans plusieurs sphères de notre vie sans pour autant être moins compétents. Pas nécessaire de travailler plus; juste besoin de travailler mieux.» Ce à quoi j’ai répondu : «J’adore! Effectivement, si tu optimises ta pratique par la formation (initiale et continue), tu peux en venir à faire autant avec 50% de ton énergie que tu en faisais au départ avec 100%. C’est ce que tout travailleur doit faire pour devenir de plus en plus compétent sans y mettre de plus en plus d’énergie (au point de se bruler).»

En espérant que cet appel à l’efficacisation enseignante saura être entendu… et que toute la trâlée de commentaires de ce billet de blogue y contribuera à sa manière. :-) 

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