Apprentissages personnel et collectif : l’autre zone proximale de développement


On ne peut pas étudier minimalement l’éducation sans entrer éventuellement en contact avec le concept de «zone proximale de développement», ou « ZPD ». Forgé par le pédagogue russe Vygotski au 20e siècle, il indique la zone qui se trouve entre ce que l’apprenant peut réaliser sans aide et ce qu’il n’est pas capable d’accomplir même avec l’aide d’autrui. Toute action qui amène l’apprenant dans cette zone peut donc être considérée comme pédagogique à proprement parler (même si la ZPD est un continuum quantitatif de développement, c’est-à-dire que certaines actions sont nécessairement plus efficaces que d’autres, comme Hattie l’a rappelé – au plus grand déplaisir de certains éducateurs, qui refusent catégoriquement de quantifier l’efficacité éducative…).

Cette insistance sur le soutien d’autrui dans le développement a fait qualifier la théorie vygotskienne de «socioculturelle». Mais le fait est que sa manière même de présenter les choses confond l’apprentissage et l’enseignement et fait qu’on ne peut pas envisager que l’autoapprentissage compétitionne sérieusement l’alloapprentissage. Si on n’envisage l’éducation que comme une transmission, on a déjà invalidé tout ce qui ne passait pas par l’enseignement; on a postulé son inefficacité sans la démontrer d’aucune façon.

Il semble raisonnable de penser que, dans la plupart des cas, un autoapprenant pur n’ira pas aussi loin dans l’apprentissage qu’un alloapprenant. Peu de personnes – voire personne – ont les capacités cognitives de refaire par eux-mêmes, sans aide, toute l’histoire de la pensée. Mais le seul fait que certaines personnes repoussent les limites de la pensée indique que le développement humain n’est pas limité à la hauteur jusqu’où les autres peuvent nous élever. S’il n’y avait pas d’autoapprentissage, il n’y aurait pas d’innovation – hors il y a innovation, donc il y a autoapprentissage; et à voir la vitesse et l’ampleur de l’innovation, il ne compte pas pour peu.

Mon problème avec la thèse vygotskienne de la ZPD vient de son verticalisme implicite. L’échelle de la ZPD, en plaçant à son sommet ce que l’apprenant est incapable de faire, affirme implicitement qu’il s’agit d’un continuum de difficulté, donc de complexité. Elle dit donc nécessairement que ce qui est hors de la ZPD est en dessous d’elle; c’est-à-dire que le développement dont une personne est capable seule est nécessairement moindre que celui dont elle serait susceptible en s’appuyant sur autrui. L’autoapprentissage se retrouve dans une relation de minorité automatique par rapport à l’alloapprentissage.

Ne serait-il pas plus juste d’envisager deux ZPD sur deux échelles distinctes? L’une concernerait l’autoapprentissage; l’autre, l’alloapprentissage. Sur ces deux échelles, ce qui se trouverait sous le seuil d’ouverture de la ZPD serait un non-développement – dit autrement : une stagnation. La ZPD représenterait le développement qu’on peut réaliser avec effort, et l’effort serait croissant au fur et à mesure qu’on se rapproche du seuil de fermeture de la ZPD, soit de son niveau supérieur. Ce seuil supérieur représenterait un développement qu’on ne peut pas encore réaliser, même avec le plus grand effort qu’on peut déployer à un moment donné. Ce seuil pourra être repoussé – et en fait, si le développement se fait bien, il est nécessairement toujours repoussé. Que l’effort soit physique ou cognitif, le simple fait de le déployer rendra capable d’en déployer davantage à la prochaine élévation sur son échelle développementale : n’est-ce pas la définition même du développement?

D’où vient cette confusion entre les deux ZPD? Probablement du fait que les théoriciens de la ZPD classique ont toujours été davantage des alloapprenants que des autoapprenants, et éventuellement des enseignantns. Les questions qui les intéressent le plus concernent donc surtout la transmission. Parce qu’ils se voient moins comme des béquilles pour les apprenants que comme des tuteurs nécessaires à leur apprentissage, ce qui s’apprend sans eux leur semble indigne d’attention.

Je tends peut-être, de l’autre côté, en grand apprenant autodidacte, à exagérer les réussites dont est capable l’autoapprentissage. Il faut dire que j’oublie aussi souvent de me rappeler qu’un enseignant de chair et d’os a toujours été, pour tout apprenant autodidacte sans doute, et pour moi certainement, en compétition avec ces enseignants de papier que sont les livres – et, de nos jours, avec ces enseignants numériques que sont les fichiers audio et vidéo d’apprentissage par Internet. Utiliser de tels outils n’est qu’à moitié de l’autoapprentissage. Le seul autoapprentissage pur n’est-il pas celui qui fait arriver à une conclusion sur les seules bases de son expérience et de sa réflexion à propos de l'expérience? Rien que de s’informer de l’expérience et de la réflexion d’autrui, par quelque média que ce soit et dans quelque contexte que ce soit, n’est-ce pas déjà une certaine forme d’alloapprentissage? 

Il faudrait aussi distinguer autoapprentissage personnel et autoapprentissage collectif. Ce dernier ne peut être considéré comme autoapprentissage que si on prend la collectivité comme sujet possible de la pensée; mais pourquoi ne le serait-elle pas? Puisque l’autoapprentissage personnel résulte forcément d’une discussion interne entre plusieurs parties d’un même esprit, il ne faut pas étirer excessivement la définition de l’apprentissage pour dire que l’apprentissage que plusieurs personnes réalisent en discutant est de l’autoapprentissage collectif. Le concept d’«organisation apprenante» qui se propage de plus en plus dans les écrits scientifiques manifeste l’acceptation grandissante d’une telle idée. Habermas y a travaillé par son éthique discussionnelle, son agir communicationnel et sa «force non coercitive du meilleur argument». L’autoapprentissage collectif par le débat public le plus large possible est aussi ce qui rend légitime la prise de décision démocratique.

Dans ce contexte, le seul apprentissage méritant d’être dit «allo-» serait celui qui passerait unilatéralement d’un enseignant à un apprenant. Et encore, si l’enseignant se reconnaissait en formation continue et adoptait une pratique réflexive qui le faisait apprendre à travers son propre enseignement, on en viendrait à dire que l’apprentissage est toujours bilatéral. Un tel constat ferait disparaitre purement et simplement la notion d’«alloapprentissage» – même une relation enseignant-apprenant formant alors une dyade d’autoapprentissage collectif.

Peut-être est-ce le signe qu’il faut cesser de classer les apprentissages de cette manière dichotomique pour les placer plutôt sur un continuum horizontal allant de l’apprentissage personnel pur à l’apprentissage collectif pur. Et peut-être alors devrait-on garder l'échelle verticale de développement pour y classer les moyens selon leur efficacité.  Peut-être au fond faut-il dépasser la notion de ZPD. Parce qu’une théorie éducationnelle socioculturelle insiste excessivement sur ce qui se transmet au détriment de ce qui se développe, une théorie individuoculturelle doit l’accompagner – rappelant que la culture, si on l’entend au sens de raffinement et de complexification, est faite tant par les personnes que par les collectivités.

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